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« Je mélangeais les produits chimiques sans protection, avec un manche à balai »

Nom, prénom : Pascal Fourneau
Âge : 55 ans
Profession : Agent d’entretien
Fait marquant : Exposition prolongée à des produits phytosanitaires

« À l’âge de 16 ans, en 1982, j’ai commencé à travailler dans une exploitation viticole champenoise. Une de mes tâches consistait à de préparer la bouillie que l’on allait ensuite épandre sur les cultures. Je mélangeais les produits chimiques sans protection, avec un manche à balai, dans une grande cuve. J’en avais assez vite plein les bras. Il arrivait que le tracteur nous pulvérise le produit dessus pendant que nous faisions des travaux d’entretien. Cela ne posait de problème à personne. L’été, nous trouvions même ça agréable, ça nous rafraichissait. J’ai travaillé dans cette exploitation jusqu’en 1989.

Vingt ans après, en 2008, les symptômes ont commencé du jour au lendemain. D’abord par des douleurs aux pieds, si violentes que j’avais des difficultés à marcher. Ça s’est ensuite étendu aux côtes, à la poitrine, et à tout le corps, avant de s’arrêter brutalement, puis de recommencer. Je suis allé voir mon médecin généraliste qui, après un bilan, a évoqué la piste des produits phytosanitaires. Il m’a envoyé faire des examens, infructueux, aux hôpitaux de Châlons-en-Champagne, Lyon et Saint-Etienne. Pendant ce temps, les symptômes se multipliaient. Ma peau était comme molle, et j’avais de plus en plus de difficultés à tenir debout.

Durant plusieurs années, personne n’a pu trouver de quoi je souffrais.

Je commençais également à avoir des pertes de mémoire. Pendant ce temps-là, je m’entendais dire par la MSA (Mutuelle sociale agricole) que mes douleurs étaient d’ordre psychologique. On me disait que tout ça était dans ma tête.  

En 2013, j’ai fait la connaissance par hasard de Denis Camuset, un ancien salarié d’exploitation agricole. Il était devenu paraplégique à cause d’un lymphome contracté à la suite de l’utilisation de produits phytosanitaires. Administrateur de l’association Phythovictimes, il m’a mis en contact avec des personnes souffrant de symptômes similaires aux miens. On m’a aussi conseillé d’aller voir le professeur Belpomme, à Paris, avec qui j’ai obtenu un rendez-vous début 2015.

Après des examens, il a découvert que mon cerveau n’était plus qu’oxygéné à 30% de sa capacité normale. Le professeur m’a diagnostiqué une hypersensibilité aux produits chimiques multiples. C’est un peu l’équivalent d’une violente allergie à de nombreux produits artificiels. Cette maladie n’est pas reconnue en France. L’organisation mondiale de la santé l’a pourtant validée. Je prends un traitement qui me coûte 4.000€ par an et qui n’est pas remboursé par la Sécurité sociale. Il a soulagé mes douleurs et mes vertiges au bout de trois mois, mais pas ma sensibilité aux produits chimiques.

Cela fait neuf ans que je suis en procédure pour me faire reconnaître comme victime d’une maladie professionnelle.

Puisque l’hypersensibilité aux produits chimiques n’est pas reconnue en France, j’ai monté un dossier pendant plusieurs années avec ma femme, et j’ai réalisé six expertises différentes. J’ai échoué une première fois, puis devant le Comité Régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Il y a trois ans, un médecin a émis un avis favorable à la reconnaissance de ma maladie. À cause des circonstances sanitaires, je n’ai pas encore de date pour ma prochaine audience.

Obtenir ce statut, cela me permettrait d’obtenir une rente et le remboursement de tous les frais avancés. Il s’agirait également d’être reconnu, et d’ouvrir la voie. Dans le milieu agricole, c’est un peu honteux à souffrir de maladies causées par les produits phytosanitaires. Les gens n’osent pas en parler. Avec l’association Phythovictimes, nous essayons d’organiser des conférences dans des lycées agricoles pour exposer le problème, mais les portes sont souvent fermées. Les professeurs ne veulent pas en entendre parler, alors que les élèves risquent d’être eux même les prochains concernés. »

Propos recueillis par Simon Adolf

 

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« Ça fait partie de ma personnalité d’affronter les situations et de faire face à chaque difficulté »

Nom, Prénom : Anne-Sophie Tuszynski
Âge : 39 ans
Profession : Fondatrice de Cancer@Work
Fait marquant : Atteinte d’un cancer du sein, elle lutte pour concilier maladie et travail.

 « J’ai découvert par hasard que j’étais malade, il y a presque 10 ans. En sortant de la douche, le 7 mars 2011, j’ai senti que j’avais une boule dans le sein.
Le soir même, à 18 heures, on m’annonçait qu’il y avait 95% de risques que ça soit un cancer. Apprendre ça du matin au soir, c’est saisissant. Parce que derrière le mot « cancer », on entend le mot « mort » et c’est une réalité. Les cancers sont la première cause de mortalité. Cet événement bouleverse une vie. C’est douloureux et difficile. Personne ne pourra dire le contraire.
Quant à 39 ans, maman de trois jeunes enfants, vous apprenez que vous avez un cancer, vous faites quand même un petit bilan des années passées. Sur le plan personnel, familial, professionnel. Vous vous dites : « Si je m’en sors, qu’est-ce que je souhaite garder ? ». Heureusement, j’ai gardé mon mari, mes enfants, ma famille à mes côtés, mais j’avais aussi envie de conserver mon travail, que j’aimais beaucoup. J’ai dû alors annoncer la nouvelle à mon employeur de l’époque. 

Je l’ai mis au courant juste après mon mari. Souvent, c’est une réaction surprenante et beaucoup de personnes hésitent à en parler. A l’époque, les médias, par exemple, ne prononçaient ni écrivaient ce mot. En 2011, les célébrités mourraient de « longues et douloureuses » maladies, mais pas de cancer. Moi, je ne me suis pas posé de question. Ça fait partie de ma personnalité d’affronter les situations et de faire face à chaque difficulté. Pour moi, poser le mot, c’est aussi poser le sujet pour pouvoir ensuite l’accompagner.

Mon employeur a très bien réagi.

Il m’a dit « Anne-Sophie, ne vous inquiétiez pas. On est là, on va vous accompagner. Vous avez carte blanche au niveau professionnel pour organiser les choses comme vous le souhaitez. » C’est une réaction qui me convenait très bien parce que j’étais dans une dynamique d’être actrice de ma maladie, y compris au travail. En parlant régulièrement avec mes clients, mon équipe, mon employeur, de ma maladie, j’ai crée et entretenu un lien fort, notamment avec des employés travaillant dans les ressources humaines et des dirigeants.

On a donc commencé à m’interpeller quand une personne au sein de leurs équipes annonçait qu’elle avait un cancer, au travers d’échanges qui ont dépassé le champ professionnel, lorsque certains prenaient de mes nouvelles. Les entreprises ne savaient pas trop quoi dire ni quoi faire. J’en ai aidé beaucoup, une fois, deux fois, dix fois et c’est ce qui a aiguisé ma curiosité. La naissance de CancerAtWork, en 2012, est liée à ça et à ce que j’incarne : des compétences de femme d’entreprise dans le secteur de l’emploi et cette expérience de la maladie qui me donnent une double légitimé. 

Au-delà de mieux concilier maladie et travail, il y a un enjeu de société autour la pérennité de notre système de Sécurité sociale.

J’apprécie la chance que j’ai eue de sortir ma carte vitale pour avoir accès à des soins de très grande qualité au centre Gustave Roussy, où je suis suivie. Je n’aurais jamais pu me les offrir. J’ai des amies aux États-Unis qui n’ont pas cette chance et qui parfois doivent vendre leur maison pour se soigner ou alors refuser d’être prise en charge pour garantir un toit à leurs enfants. 

Le monde du travail n’est pas assez bien préparé aujourd’hui pour accueillir des personnes après ou pendant leur maladie.

Les gens se retrouvent sans emploi, et arrêtent de cotiser pour la sécurité sociale. L’idée de CancerAtWork, c’est de les ramener vers l’emploi. Pour cela, on mobilise les employeurs pour qu’ils s’emparent de ce sujet. Et on se réjouit de voir que le monde de l’entreprise a le souhait d’accueillir la maladie sans bâton ni carotte. La crise du Covid a constitué un accélérateur du processus. Faire face à une annonce difficile, se retrouver à distance, confiné, devoir coopérer avec ses collègues sans être au bureau… C’est notre quotidien de malades depuis des années. Mais là, le monde entier à découvert ce que voulait dire « être malade au travail ». Il ne faudrait pas que les entreprises l’oublient à l’avenir. Les enseignements et les leçons à tirer de cette crise à ce sujet sont capitales pour les futurs malades. »

Propos recueillis par Carla Loridan

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« Quitte à avoir mal, je préfère que ce soit à cause d’un métier que j’aime »

PRÉNOM : Laura
ÂGE : 37 ans
PROFESSION : Responsable adjointe d’une grande surface (Tarn)
FAIT MARQUANT : Souffre d’une tendinite dans tout le bras à cause de son travail

« Tout part de la zone située entre le cou et l’épaule et cela tire tout le long du bras. Au début, je ne pensais pas que c’était une tendinite. Je me suis dit que c’était de la fatigue musculaire et j’ai donc un peu trainé avant de consulter. Avec ce genre de maladie, plus on attend, plus c’est long à guérir. Je suis adjointe-responsable d’un magasin. Je fais donc beaucoup, beaucoup, beaucoup de mise en rayon, après mes tâches administratives et managériales. C’est de là que vient ma tendinite qui a du mal à partir. La douleur est apparue au bout d’un an et demi de travail, à cause de la répétition des gestes pendant la mise en rayon et le rangement. Je porte des charges plutôt légères, mais certains cartons pèsent jusqu’à 18 kilos. Pour ce genre de manutention, nous devrions être à deux, mais ce n’est pas toujours le cas.

Je ne veux pas me reconvertir.

La première fois, j’ai été arrêtée pendant sept semaines, avec visite obligatoire chez une médecin de travail. Passé 35 ans, ces maladies sont fréquentes dans mon métier. Elle m’a dit qu’il fallait penser à une reconversion, que ce ne serait pas maintenant, mais qu’il fallait commencer à y réfléchir. Lorsque je suis sortie, je me suis mise à pleurer. J’adore mon boulot. Je ne me vois pas faire autre chose. Je ne veux pas me reconvertir car j’ai été dans la vente toute ma vie. Mon bras droit, je vais l’utiliser dans n’importe quel travail ! Quitte à avoir mal, je préfère que ce soit à cause d’un métier que j’aime. Non, je ne veux pas changer !

Au début, porter une poêle un peu lourde, passer l’aspirateur, c’était impossible.

Quand je sens que mon bras fatigue, mon conjoint m’aide à la maison. Au travail, lorsque j’ai mal, je peux faire une pause cinq minutes au bureau, ou demander à être en binôme. C’est compliqué d’adapter le travail à la maladie, car les tâches, elles, ne changent pas. Il y a des choses que je fais moins, comme le port de charges lourdes. De toutes façons, la médecine du travail m’interdit de porter plus de huit kilos. Chose que je ne respecte pas toujours, mais j’essaie au maximum pour guérir ou en tout cas pour atténuer ma tendinite.

Je me mets encore en arrêt, de temps en temps, car la douleur revient parfois plus fortement.

Je vois maintenant un nouveau médecin du travail. Encore un petit coup de peur, car il m’a demandé de repasser une IRM. Je craignais qu’il ne me considère pas « apte » à travailler. Heureusement, d’après l’imagerie mon état ne s’est pas dégradé, mais il ne s’est pas amélioré non plus. J’attends donc un autre rendez-vous avec lui, en espérant que cela passe. Mes symptômes sont bien liés à mon travail, mais je n’ai pas fait reconnaître ma tendinite comme une maladie professionnelle. Peut-être que dans ma tête, «  maladie professionnelle  », cela ne rentre pas. »

Propos recueillis par Alice Bouviala

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« J’ai risqué ma vie pour des courses à trois euros »

NOM, PRENOM : IMCHICHEN, YOUSSOUF
ÂGE : 24 ANS
PROFESSION : LIVREUR EN SCOOTER À PARIS
FAIT MARQUANT : A SUBI NEUF ACCIDENTS DE LA ROUTE EN DEUX ANS ET DEMI, SANS RECEVOIR D’INDEMNITÉ

« Début 2020, j’étais sur le boulevard Barbès pour une livraison. Il pleuvait ce jour-là. J’ai glissé en scooter. Je me suis retrouvé par terre. J’ai eu une entorse à la cheville, ça m’a arrêté une semaine. Quelques temps plus tôt, je m’étais déjà fait la même blessure. Un vélo était arrivé en sens interdit et m’avait forcé à freiner brusquement. Ça m’avait empêché de marcher pendant 15 jours.

J’ai commencé à faire des livraisons de repas en scooter il y a deux ans et demi, un peu pour Uber Eats et plus souvent pour Deliveroo. En tout, j’ai eu neuf accidents lors de mes courses, dont trois ont conduit à un arrêt de travail. C’est le métier qui veut ça. Parfois, on ne s’arrête même pas de travailler après un accident. Il m’est déjà arrivé de passer par-dessus le capot d’une voiture et de repartir immédiatement pour livrer ma commande. 

En décembre dernier, je suis tombé en allant vers Aubervilliers. Non seulement j’avais la jambe gonflée, mais les accidents coûtent très cher. Entre le scooter, les vêtements et le téléphone, j’en ai eu pour 1 000 euros de réparation, entièrement à mes frais. Et il faut y ajouter les frais médicaux, les médicaments non remboursés.

Sans téléphone, je ne pouvais rien faire : il sert à accepter la commande, à se guider, à être en contact avec le client et avec la plateforme. Mais s’il se casse, les plateformes ne nous donnent rien. Deliveroo a reçu mes arrêts de travail sans rien me répondre, et je n’ai touché aucune indemnité pendant ces semaines-là, alors que les livraisons sont ma seule source de revenus. De son côté, la Sécurité sociale ne m’a pas donné d’indemnité non plus.

LES PLATEFORMES SE FICHENT COMPLÈTEMENT QUE JE SOIS EN ARRÊT DE TRAVAIL, ÇA NE CHANGE RIEN POUR ELLES.

Elles se contentent de nous dire que nous avons une assurance, qu’elles ont prévue pour nous. Elles se cachent derrière ça, mais en cas d’accident, où est-elle ? Leur assurance ne vaut rien. Jamais je n’ai pu en bénéficier. Le contact avec les plateformes est complètement déshumanisé. Quand je leur écrivais, on me renvoyait des mails automatiques. Quand je les appelais, je tombais sur des standards téléphoniques à l’étranger. Il est impossible d’avoir un contact concret.

Chez Deliveroo comme chez Uber Eats, l’idéologie est la même. C’est une forme de salariat déguisée, qui n’offre pas de protection. Normalement, un salarié a droit à un délai de carence de trois jours. Pas nous. On ne nous protège pas non plus contre le Covid-19. Les confinements ont rendu la circulation plus fluide, c’était moins dangereux. Mais les livreurs sont très exposés face au virus. J’ai reçu beaucoup de gel hydroalcoolique, mais seulement 15 masques par mois. Il m’a fallu en commander plusieurs fois.

J’ai arrêté depuis décembre dernier, après que Deliveroo a rompu mon contrat.

On m’a envoyé un mail automatique, un soir, à 18 heures, qui prétendait que j’avais refusé trop de commandes. J’ai risqué ma vie à faire ce métier sept jours sur sept, pour des courses à trois euros, et on m’a viré d’un coup, sans me prévenir, avec un simple préavis d’un mois.

En tant que livreurs, nous sommes payés à cramer des feux rouges, à tricher sur le code de la route. Nous sommes constamment pressés par le temps. Si la commande n’est pas livrée en 30 minutes, le support client nous contacte pour nous demander ce qui se passe, où on en est. C’est un stress supplémentaire. En l’espace d’une semaine, je parcourais environ 350 kilomètres. En travaillant tous les jours, même le weekend, je parvenais à un salaire de 1900 euros nets en 2019, qui est tombé à 1400 l’année suivante.

Je comptais quand même poursuivre mon activité, parce que j’aime l’indépendance de ce métier, la possibilité de le faire quand on veut, où qu’on soit. Mais j’ai vraiment ouvert les yeux depuis la rupture de mon contrat et j’ai décidé d’arrêter. C’est trop dangereux et trop incertain. »

Propos recueillis par Emmanuel Davila

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« Ça dure une seconde, mais tu t’en souviens comme si le temps s’était arrêté »

NOM, PRENOM : LELIEVRE, CHRISTIAN*
ÂGE : 61 ANS
PROFESSION : EBOUEUR EN ALTERNANCE
FAIT MARQUANT : PLANTE DU PIED SECTIONNEE PENDANT LE SERVICE

« J’avais à peine 18 ans. A l’époque, j’étais au lycée professionnel de Fréjus. Je voulais avoir un BEP dans le transport et passer mon permis poids-lourds pour monter ma boîte. Pas pour avoir ma grosse boîte comme tous ceux qui ont pu faire fortune ici. Mais bosser avec mes frères et tenir notre petite affaire avec deux-trois camions.

Comme j’étais en alternance, il fallait qu’on trouve un boulot. Grâce à un pote de mon père, j’ai pu aller ramasser les poubelles dans Fréjus. Et ça t’use comme boulot ! Tu te lèves très tôt, tu passes toute la matinée dans la cabine du camion alors qu’il fait bien chaud, ou à porter les poubelles alors que t’as les voitures qui tracent à côté.

Ce matin-là, j’étais derrière. On était sur la départementale entre Fréjus et Saint-Tropez, en fin de service, donc le camion était bien rempli. Je prends une poubelle pour la vider dans le camion. Mais les déchets ne rentraient plus, donc je commençais à écraser les sacs avec mon pied.

La départementale 559, au niveau de Roquebrune-sur-Argens (Var)

Mon pote était au volant du camion. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il ne m’a pas vu. Il a appuyé sur le bouton pour que la presse écrase les sacs vers le fond. Une grosse presse qui va de l’extérieur vers l’intérieur, et tout doucement. Mais je tassais encore les sacs avec ma jambe droite. Et la presse a emporté mon pied, coincé avec le fond de la benne.

J’ai gueulé ‘‘Arrête, arrête !’’. Trop tard. Mon collègue a remonté la presse. J’ai retiré mon pied direct. Je l’ai regardé : toute la peau était arrachée du talon jusqu’aux orteils. Ça tenait seulement tout en haut du pied. Un peu comme une sandale. Ma chaussure a pas du tout résisté. J’ai regardé les collègues. Choqués. ‘‘Ouah, t’as perdu ton pied’’. Je suis un dur, j’ai déjà reçu des coups. Des moments comme ça, ça dure une seconde, mais tu t’en souviens comme si le temps s’était arrêté. Je suis tombé dans les pommes, j’ai perdu beaucoup de sang.

La suite, c’était long. Après les urgences, j’ai dû aller à l’hôpital jusqu’à Marseille pour essayer de faire quelque chose de mon pied. Je n’avais plus de peau sur le talon, l’os était à nu. Je suis allé voir un chirurgien. Un grand spécialiste, le meilleur de la région et tout, proche de la retraite. Il m’avait dit qu’il n’avait jamais vu un cas pareil. Pour sauver mon pied, il a eu l’idée de greffer mon talon à ma jambe pour y récupérer de la peau.

Je suis resté à peu près un an comme ça. Le talon collé au tibia.

Donc il a fallu que je réapprenne à me déplacer. J’aurais dû faire mes études, mais non, j’ai dû faire de la rééducation et passer du temps cloué à rien faire ou à boîter. Bon ça a marché, même si maintenant j’ai deux trous dans la jambe. Et quand tu regardes mon talon, tu vois que je n’ai plus que de la peau, et l’os. Du coup maintenant on m’appelle ‘Patte folle’.

Je pouvais plus conduire de poids-lourd. Alors j’ai dû changer de métier et faire des petits boulots, comme les sandwichs dans une boulangerie ou m’occuper des jardins chez les gens, puis j’ai ouvert mon resto. J’ai eu le statut ‘‘invalide du travail’, la vignette ‘‘handicapé’ à mettre dans la voiture, et tout. Normalement je ne devrais même pas prendre le scooter. J’ai aucune difficulté à marcher ou quoi. Mais aux yeux de la loi, c’est comme ça.

Alors quand j’ai eu mon gros accident de scooter en 2007, j’étais passé au-dessus des 80% d’invalidité. Là c’était fini. Pourtant j’avais encore envie de travailler. Je suis un procédurier moi. L’affaire est allée loin, au tribunal à Aix-en-Provence et tout. Tout ça pour t’entendre dire à chaque fois que non monsieur, c’est plus possible, on ne comprend même pas comment vous faites pour être encore là. Alors j’ai fini par faire quelques boulots au black. Mais au moins, avec ce statut, j’aurai une grosse prime pour ma retraite. J’ai réussi à me mettre à l’abri et en plus je pourrai faire plaisir à mon fils et ma petite-fille. C’est tout ce qui compte maintenant. »

Propos recueillis par Quentin Boulezaz

*Le nom et prénom ont été modifiés