Catégories
Témoins

« Si on humanisait le sujet, les gens pourraient prendre conscience »

Nom, Prénom : Lépine, Matthieu
Âge : 34 ans
Profession : Professeur d’histoire-géo dans un collège de Montreuil (93)
Fait marquant : Recense les accidents graves et mortels du travail

« « La vie d’un entrepreneur est souvent plus dure que celle d’un salarié. » Ces propos, tenus en janvier 2016 par Emmanuel Macron, à l’époque ministre de l’Économie, avaient créé une polémique. Il avait ajouté : « Il peut tout perdre, lui. » Et ce petit « lui« , je ne sais pas ce qu’il voulait dire mais j’ai essayé de lire entre les lignes. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Finalement, il n’y aurait que des pertes économiques dans le monde du travail ? Perdre la vie serait peut-être moins grave ?

En tout cas c’est cela qui m’a conduit pour la première fois à taper « accident du travail » sur Google. Je ne m’étais jamais intéressé à cette question-là avant, et j’ignorais tout du sujet. Comme tout le monde en fait. Après j’ai commencé à faire des recensements, mais c’était juste un listing une fois par mois, sur mon blog personnel, consacré au départ à l’histoire populaire et à la ville de Montreuil. J’alternais entre arrêts et reprises parce que c’était fatigant comme travail. 

Puis il y a eu cette histoire qui m’a marqué, en janvier 2019.

La mort de Franck Page, un jeune livreur Uber Eats décédé à Pessac dans la banlieue de Bordeaux. Il avait 19 ans et travaillait pour financer ses études. Renversé par un camion et trainé sur 10 mètres. Mort pour aller livrer de la nourriture à quelqu’un. J’avais trouvé cette histoire tragique. Le lendemain de son décès, sa photo avait été diffusée sur les réseaux sociaux. On y voit sa jeunesse, ses yeux qui brillent, son sourire… Cela m’avait énormément touché.

La semaine précédente, Michel Brahim était mort d’un accident du travail. Un retraité de 68 ans, qui continuait à travailler car ses revenus étaient trop faible. Tombé du toit de la préfecture de Versailles. En l’espace de dix jours, un homme de 19 ans mourait parce que sa bourse d’études était trop faible et un autre parce que sa retraite n’était pas suffisante. Coup sur coup, ces deux histoires m’ont marqué et m’ont amené à aller plus loin dans ma démarche. À ce moment-là, je me suis inspiré du travail que mène David Dufresne sur les violences policières, où il interpelle la Place Beauvau. En reprenant le même modèle : « Allô Muriel Pénicaud, c’est pour signaler un accident du travail.« 

Depuis 2019, je fais un recensement quotidien des accidents graves et mortels.

La majeure partie de mon travail se fait via les moteurs de recherche. Mes sources sont essentiellement la PQR en ligne. Au début, cela me prenait beaucoup de temps, au moins deux heures par jour. Je cherchais pendant la journée, les pauses au travail, sur le temps du midi… Et ensuite le soir en rentrant. C’est un travail un peu morbide, passer son temps à taper les mots « mort », « décédé », « meurt » sur les réseaux sociaux. Maintenant, j’ai pris des habitudes. Beaucoup de gens m’envoient aussi les informations ou des liens donc je n’ai pas toujours à aller les chercher.

Parfois, des familles de victimes me contactent aussi via ma page Facebook ou Twitter, souvent pour que j’écrive un portrait. Il m’arrive d’en faire, pour lutter contre l’invisibilisation des victimes. Contrairement à ce que certains pourraient croire, les familles, en tout cas celles avec qui j’ai été en contact, ont envie de médiatiser l’histoire de leur enfant, de leur frère, de leur père. Que cela soit gardé dans le silence, ça leur fait plus de mal qu’autre chose. Certaines histoire sont bouleversantes. Quand j’ai des mères de famille qui me racontent l’histoire de leur enfant, cela me touche. À chaque fois, les familles me disent que ça leur a fait du bien, que ça leur a été utile. Donc peu importe si j’ai le nez pendant plusieurs heures dans des histoires tragiques.

Je ne sais pas jusqu’à quand je ferai ça.

Cette année, j’ai déjà commencé à lever le pied en me concentrant uniquement sur les accidents mortels. Parce que mine de rien, il y en a beaucoup des accidents. Et moi, je dois jongler à la fois entre mon travail de recensement, ma profession d’enseignant, mais aussi ma vie de famille parce que j’ai deux enfants. Ça prend du temps et il faut trouver de la place pour tout et tout le monde. Même si avec la période, comme on est beaucoup enfermés, je suis plus chez moi donc ça me permet de dégager un peu plus de temps.

Cartographie des accidents mortels en France en 2019 par Matthieu Lépine ( Capture d’écran Google My Maps)

Au tout départ, j’ai été surpris par l’engouement autour de ce compte. J’ai reçu une flopée d’appels de journalistes qui voulaient connaitre ce que je faisais. Je ne pensais pas qu’il y aurait une réception si importante. Surtout, je pensais qu’un travail dans le genre était déjà mené ailleurs. Mais je me suis rendu compte que personne effectuait ce type de recensement ou d’étude, en tout cas sur les accidents du travail.

Il y a un travail à faire au niveau médiatique.

Les articles ne mentionnent souvent même pas le nom, l’âge voire le métier de la personne décédée. Si on avait les images de ces victimes, si on humanisait le sujet, les gens pourraient prendre conscience du problème… Mais actuellement, les médias collent une photo d’un camion de pompier parce qu’il faut une illustration. Pour les titres, ils privilégient des phrases choquantes comme « Un ouvrier se tue ». Je trouve ça fou d’écrire ces mots, j’aurais préféré lire « Un ouvrier est décédé ». « Un ouvrier se tue », pour moi ça laisse penser qu’il serait quasiment responsable.

Ce qui me heurte aussi, c’est le silence. L’actualité est toujours saturée par quelques informations qui prennent énormément de place. Et à côté, les 650 000 victimes d’accidents du travail par an, les 500 à 1000 morts liés au travail tous les ans, ils ne méritent pas qu’on s’y intéresse. C’est pour ça que je continue.

J’aborde aussi le sujet avec mes élèves de quatrième, quand il est question d’industrialisation au XIXesiècle. C’est l’époque de Zola, avec les ouvriers mineurs, les coups de grisou. D’ailleurs, c’est une remarque que des détracteurs me font parfois : « On est plus à l’époque de Zola, arrêtez de dire n’importe quoi. » Peut-être qu’on ne meurt plus d’un coup de grisou en 2021 en France, mais on peut toujours mourir en allant curer un silo pour enlever du sucre ou pour une course à 5 euros en livrant en McDo. »

Propos recueillis par Marie Delumeau

Catégories
Accidentés

« J’ai risqué ma vie pour des courses à trois euros »

NOM, PRENOM : IMCHICHEN, YOUSSOUF
ÂGE : 24 ANS
PROFESSION : LIVREUR EN SCOOTER À PARIS
FAIT MARQUANT : A SUBI NEUF ACCIDENTS DE LA ROUTE EN DEUX ANS ET DEMI, SANS RECEVOIR D’INDEMNITÉ

« Début 2020, j’étais sur le boulevard Barbès pour une livraison. Il pleuvait ce jour-là. J’ai glissé en scooter. Je me suis retrouvé par terre. J’ai eu une entorse à la cheville, ça m’a arrêté une semaine. Quelques temps plus tôt, je m’étais déjà fait la même blessure. Un vélo était arrivé en sens interdit et m’avait forcé à freiner brusquement. Ça m’avait empêché de marcher pendant 15 jours.

J’ai commencé à faire des livraisons de repas en scooter il y a deux ans et demi, un peu pour Uber Eats et plus souvent pour Deliveroo. En tout, j’ai eu neuf accidents lors de mes courses, dont trois ont conduit à un arrêt de travail. C’est le métier qui veut ça. Parfois, on ne s’arrête même pas de travailler après un accident. Il m’est déjà arrivé de passer par-dessus le capot d’une voiture et de repartir immédiatement pour livrer ma commande. 

En décembre dernier, je suis tombé en allant vers Aubervilliers. Non seulement j’avais la jambe gonflée, mais les accidents coûtent très cher. Entre le scooter, les vêtements et le téléphone, j’en ai eu pour 1 000 euros de réparation, entièrement à mes frais. Et il faut y ajouter les frais médicaux, les médicaments non remboursés.

Sans téléphone, je ne pouvais rien faire : il sert à accepter la commande, à se guider, à être en contact avec le client et avec la plateforme. Mais s’il se casse, les plateformes ne nous donnent rien. Deliveroo a reçu mes arrêts de travail sans rien me répondre, et je n’ai touché aucune indemnité pendant ces semaines-là, alors que les livraisons sont ma seule source de revenus. De son côté, la Sécurité sociale ne m’a pas donné d’indemnité non plus.

LES PLATEFORMES SE FICHENT COMPLÈTEMENT QUE JE SOIS EN ARRÊT DE TRAVAIL, ÇA NE CHANGE RIEN POUR ELLES.

Elles se contentent de nous dire que nous avons une assurance, qu’elles ont prévue pour nous. Elles se cachent derrière ça, mais en cas d’accident, où est-elle ? Leur assurance ne vaut rien. Jamais je n’ai pu en bénéficier. Le contact avec les plateformes est complètement déshumanisé. Quand je leur écrivais, on me renvoyait des mails automatiques. Quand je les appelais, je tombais sur des standards téléphoniques à l’étranger. Il est impossible d’avoir un contact concret.

Chez Deliveroo comme chez Uber Eats, l’idéologie est la même. C’est une forme de salariat déguisée, qui n’offre pas de protection. Normalement, un salarié a droit à un délai de carence de trois jours. Pas nous. On ne nous protège pas non plus contre le Covid-19. Les confinements ont rendu la circulation plus fluide, c’était moins dangereux. Mais les livreurs sont très exposés face au virus. J’ai reçu beaucoup de gel hydroalcoolique, mais seulement 15 masques par mois. Il m’a fallu en commander plusieurs fois.

J’ai arrêté depuis décembre dernier, après que Deliveroo a rompu mon contrat.

On m’a envoyé un mail automatique, un soir, à 18 heures, qui prétendait que j’avais refusé trop de commandes. J’ai risqué ma vie à faire ce métier sept jours sur sept, pour des courses à trois euros, et on m’a viré d’un coup, sans me prévenir, avec un simple préavis d’un mois.

En tant que livreurs, nous sommes payés à cramer des feux rouges, à tricher sur le code de la route. Nous sommes constamment pressés par le temps. Si la commande n’est pas livrée en 30 minutes, le support client nous contacte pour nous demander ce qui se passe, où on en est. C’est un stress supplémentaire. En l’espace d’une semaine, je parcourais environ 350 kilomètres. En travaillant tous les jours, même le weekend, je parvenais à un salaire de 1900 euros nets en 2019, qui est tombé à 1400 l’année suivante.

Je comptais quand même poursuivre mon activité, parce que j’aime l’indépendance de ce métier, la possibilité de le faire quand on veut, où qu’on soit. Mais j’ai vraiment ouvert les yeux depuis la rupture de mon contrat et j’ai décidé d’arrêter. C’est trop dangereux et trop incertain. »

Propos recueillis par Emmanuel Davila