« Bien manger » implique-t-il de payer plus cher ? Le prix fait-il la qualité de nos assiettes? Mais que signifie le « bien manger », cette expression familière largement retrouvée dans les médias ? Reportage dans le marché couvert de Passy dans le 16ème arrondissement parisien.
Au-delà d’une alimentation équilibrée et variée, le « bien manger » représente un moyen de lutte contre les produits gras, artificiels et néfastes pour l’environnement. Alors que la grande distribution s’est récemment emparée des rayons fruits et légumes, boucherie, poissonnerie ou encore fromagerie, les petits producteurs et commerçants tentent de pallier à la concurrence. La différence réside indubitablement dans le prix pratiqué et la clientèle visée. Selon l’âge et le quartier, l’éducation alimentaire peut varier.

Emplacement du marché de Passy, à l’Ouest de Paris
Une heure trente du matin. Comme chaque jour, Christine se lève. La patronne de La Poissonnerie de Passy Chez Christophe doit être la première à arriver au grand marché de Rungis (Val de Marne). C’est là que les produits frais de son mandataire Fish’n Sea sont livrées. Elle avoue: « Dans ce métier, il ne faut pas aimer son lit. Si on arrive à 4h00, on ne trouve que des produits de basse qualité; la plupart étant à destination des banlieues malfamées. Il arrive même que les poissons soient pourris. Dans certains quartiers, ils rajoutent toute sorte d’épices pour pallier au mauvais goût du poisson. Chacun pense faire une bonne affaire alors que la qualité est nettement moins bonne ».
« Il arrive même que des poissons soient pourris »
La plus vieille poissonnerie du quartier compte plus de cinq employés. Maurice, un vendeur, se presse pour livrer une commande à un couple dans le quartier. A 8h00, il prend sa pause déjeuner et s’installe dans la petite pièce derrière l’étalage, où les employés se reposent quelques fois durant la matinée. Sous le regard attentif de Christine, alors qu’un employé s’active à laver le sol et les étalages, deux autres hommes coupent et retirent les arrêtes des poissons.
Un employé confie, « A Paris, les clients mangent le poisson sous forme de filet, c’est à dire sans arrêtes. Ils paient pour la qualité, certes, mais également le service ». Après avoir servi les premiers clients à 7h30 – dont l’ex-patron de Bouygues et le chef de La Vache qui Rit – Adriano prépare un carpaccio de bar tandis que son camarade confectionne des boîtes de saumon frais. Les individus mangent de plus en plus de poisson cru, « c’est la mode » selon Roger, un poissonnier originaire de Bretagne. Il ajoute: « Chaque commerçant cherche à s’adapter à la demande des clients ». Chaque poisson étant frais au moment de la vente, toute perte d’une journée sur l’autre n’est pas négligeable.

A l’aide du couteau ci-dessus, Adriano coupe de fines lamelles de saumon afin d’en faire un carpaccio.
La majorité des clients sont des habitués. Le profil-type est un cadre trentenaire ou cinquantenaire, marié et « ayant réussi ». La moyenne d’âge reste tout de même élevée et baisse au fur et à mesure de la matinée. Roger travaillait auparavant dans le 17ème arrondissement parisien et relève la différence frappante entre les types de clientèle. Le marché de Passy, situé à deux pas de la place du Trocadéro, ne peine pas à attirer des touristes de divers horizons, allemands et américains en tête.
Le profil-type du client est un cadre trentenaire ou cinquantenaire, marié et « ayant réussi »
Cinquante mètres plus loin, dans une rue piétonne, la foule se presse chez le primeur. Un panier d’oranges sanguines et de légumes verts les accueillent. Les fraises et les framboises sont en promotion: cinquante pour-cent de réduction sur la deuxième barquette. Les commerçants n’hésitent pas à conseiller et orienter les clients dans leur achat. L’esthétique ne manque pas d’attirer, voire d’éblouir les lève-tôt du dimanche matin.
Cinq bâtiments plus loin, dans un des multiples Monoprix du quartier, des étudiants se pressent faire leurs courses, panier à la main. Le rayon fromagerie et poissonnerie n’attire guère de monde, tandis que la pile de pommes de la marque Monoprix et les étalages de fraises d’Espagne et de courgettes descendent vite.
Manger sainement coûterait 400 euros supplémentaires par an
En interrogeant Georges et Marie, deux étudiants en deuxième année de BTS, le constat est frappant. Ces derniers logent dans une chambre de bonne, leur école étant « malheureusement » dans un des quartiers les plus onéreux de la capitale. Outre un manque d’argent, c’est par manque de temps que ces derniers ne se rendent pas au marché. De même, bien que des méthodes de vente alternatives se développent, tel que la Ruche qui dit Oui (vente de produits locaux sur internet, à recueillir à une Ruche proche de son logement), ils reconnaissent un manque d’envie de cuisiner, notamment quand une paëlla individuelle coûte 4 euros au supermarché et demande leur 5 minutes de préparation.
Ces critères sont également ancrés dans une culture, un mode de vie hérité. Une jeune étudiante de 20 ans venue à Paris pour ses études admet: « Les produits locaux proches de mon village sont beaucoup moins chers que ceux que l’on trouve à Paris. Quand je veux bien manger, je vais chez mes parents. Ils ont le temps et les produits pour cuisiner de bons petits plats ».
Une étude réalisée en 2013 par L’École de la santé publique de Harvard révélait que manger sainement coûtait 400 euros supplémentaires par an. En conséquence, le coût/bénéfices sur la santé s’avère intéressant (http://www.bfmtv.com/sante/bien-manger-coute-plus-cher-662368.html )
« Nos clients viennent chercher la qualité, le conseil et le service. Ils restent si ils savent qu’on ne leur ment pas ».

La Grande Epicerie de Paris, installée rue de Passy depuis décembre 2017
En décembre 2017, le groupe français LVMH fêtait l’ouverture de La Grande Épicerie de Paris, une épicerie de luxe « à tous prix ». Le commerce est installée à deux minutes à pied du marché de Passy.
Malgré leur vaste étalage de poissons, Roger admet ne pas avoir été touché par ce concurrent: « nos clients viennent chercher la qualité, le conseil et le service. Ils restent si ils savent qu’on ne leur ment pas ».
La fromagerie Androuet n’a cependant pas été épargné par l’arrivée du nouveau venu.
Implantées dans divers quartiers de Paris, les boutiques Androuet proposent un large choix de fromages et produits laitiers. Martine, une jeune vendeuse, déclare : « Dès que la Grande Epicerie de Paris est arrivée, on a senti une large baisse des ventes, puis depuis quelques semaines, ça reprend petit à petit. Chacun son métier ! » . Le supermarché, transformé en « Printemps » de la nourriture, joue sur un visuel grandiose, des slogans attractifs et des prix élevés, faisaient souvent croire aux clients qu’il achètent des produits de haute qualité.
Martine a noté que certains fromages invendus restaient dans les frigos pendant des mois avant de trouver un heureux acheteur.
Chez Androuet, les livraisons se font tous les jeudis. Les fromages sont ensuite stockés pendant la nuit au frais, dans une cave située en dessous du marché.

La fromagerie Androuet offre un large choix de produits laitiers
Avant le rush de 11h00, Alberto, le chef de la boutique, et Martine s’attèlent à la préparation d’un plateau de fromages commandé la veille. Martine note les nettes différences de qualité entre les fromages. « Le prix du Salers par exemple peut monter jusqu’à 40 euros pour une qualité et un temps d’affinage optimaux. Ils sont vendus à des clients qui prêtent peu attention au prix ». Les fromages les plus vendus restent le comté, le brie ainsi que l’emmenthal.
« Aujourd’hui, on peut trouver des fraises au supermarché alors que l’hiver n’est pas terminé ! »
La commerçante semble tout de même très optimiste quant au futur des artisans locaux: « Alors que notre monde tend à devenir de plus en plus polluée, les individus vont chercher à mieux manger et à lutter contre des aliments bourrés de pesticides, non adaptés aux saisons et irrespectueux pour l’environnement. Les prix pourront également diminuer. Aujourd’hui, on peut trouver des fraises au supermarché alors que l’hiver n’est pas terminé ! ».
Les nouvelles pratiques alimentaires ont bouleversé la chaîne de production. La culture en serre explose. Il faut trouver de nouvelles zones d’élevage pour fournir du fromage de chèvre à tout moment de l’année. Chaque commerce cherche dès lors à s’adapter à la demande des clients, en tentant de conserver la qualité du produit fini.
Finalement, la réelle problématique du « bien manger » reste celle de l’accessibilité aux produits. Tandis que la nourriture et l’habillement, deux besoins primaires, ne représentent plus qu’une infime partie du budget des ménages, le « bien manger » ne semble plus être une propriété pour tous.
En bref, le « bien manger » reflète bel et bien le creusement continu des inégalités entre les classes sociales et indirectement, de la segmentation des grandes villes françaises.
Le « bien manger » peut également se traduire par une meilleure hygiène de vie et par conséquent une meilleure santé. Alors oui, bien manger est un luxe, mais c’est avant tout un choix individuel fait pour sa santé, un arbitrage entre les produits proposés par les multiples enseignes présentes sur le marché.
Claire MIRIBEL
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