La place du Tertre, située sur la butte Montmartre, est une place emblématique de la capitale. Son apparence provinciale et sa confrérie de peintres lui donnent un charme qui attire nombre de touristes. Esthétique et romantique, la place du Tertre est un écosystème mêlant traditions et nouveautés, une pièce de théâtre qui se répète sans cesse. Néanmoins, elle semble parfois partagée entre les intérêts de ses différents acteurs.
La place compte environ 300 peintres, caricaturistes, silhouettistes et portraitistes qui s’alternent chaque jour pour proposer aux touristes de les dessiner. Derrière son aspect bondé, désordonné et agité, le « carré aux artistes » est en réalité rigoureusement codifié et fait l’objet d’un règlement comprenant 37 articles concernant le bon fonctionnement de cette activité.
Un peintre de la place dessine un portrait
Jean a 53 ans, il a grandi à Montmartre. Il peint à la Place du Tertre depuis 17 ans. Il est 22 heures, la place s’est vidée. Seules les terrasses, chauffées, abritent encore les derniers touristes et des artistes. Comme à son habitude, Jean boit un verre de vin au Cadet de Gascogne.
Pour lui, l’importante masse de touristes qui passe quotidiennement sur la place fait partie du tableau. « Ces touristes, ils nous font vivre ! Ce que j’en pense, c’est forcément très subjectif. Grâce à eux, je permets à ma famille et à moi-même de vivre, même si on gagne pas des mille et des cents ! »
Un flot de touristes sur la place du Tertre un dimanche de mars
Des millions de touristes visitent Montmartre chaque année, et le passage Place du Tertre est inévitable. De 9 heures à 19 heures, la circulation est laborieuse : un flux continu de passants anime la butte Montmartre.
« Ce lieu, il a deux visages. » explique Jean avec un petit sourire. « Le premier c’est celui dont tout le monde parle, celui congestionné par des touristes qui n’ont que des caméras à la place des yeux… Mais il reste le soir ! Et le soir, ce quartier redevient le nôtre ! »
Il n’y a plus aucun chevalet sur le « carré aux artistes ». Le calme est de retour, l’accordéoniste range son instrument, les serveurs ralentissent la cadence, et le Sacré Cœur, avec son air majestueux, éclaire la Place du Tertre.
A quoi ressemble le « vrai Montmartre » ?
Delphine est une riveraine de la place, elle habite rue Norvins depuis plus de vingt ans et nous confie qu’elle n’y passe que très peu de temps. « J’habite ici c’est vrai, mais je suis toujours à droite à gauche pendant mes journées ; quand j’ai un peu de temps pour moi, je préfère me balader ou prendre un café du côté des Abbesses, c’est aussi touristique mais il y a plus d’espace ! ».
La place du Tertre enneigée un soir de février
« Le vrai Montmartre c’est les petites rue pavées vides, les peintres et artistes attablés… et du bon vin ! » Jean rit, il a le nez rougi par le froid et l’alcool, et les doigts noircis par le fusain.
Il lui est déjà arrivé plusieurs fois de se faire qualifier de cliché. Celui-ci a déjà sa réponse, préparée, et même théâtralisée.
« Mais, je suis un cliché !!! », s’exclame-t’il, en prenant un air magistral et grandiloquent, puis il soulève son chapeau et tire une révérence exagérée.
Archive de la place du Tertre, 1790
Jean a tendance à jouer une caricature de lui-même.
Accoutumé à perpétuer la magie du Paris des années folles, Jean a tendance à jouer un personnage exacerbé, une caricature de lui-même. Mais quelque chose change dans son ton, il se frotte les mains et devient plus sérieux. « Oui bon, évidemment que tout n’est pas rose non plus, on est tellement pour une si petite place ! Puis la mairie nous a à l’œil, toute cette paperasse et ces autorisations, faut pas croire ! Ça n’empêche pas les fraudeurs de se mêler à nous ! »
Le code du « carré des artistes » est formel quant aux autorisations d’exercer l’activité de peintre sur la place du Tertre. Les permis de peindre sont à renouveler chaque année. Les emplacements, de 1m2 chacun, sont explicitement définis et numérotés, et sont à partager entre deux artistes qui s’alternent quotidiennement.
Cela n’empêche pas les « peintres à la sauvette » de se frayer une place parmi les autres. Ils n’ont pas d’emplacements fixes mais déambulent autour de la place armés de toiles et pinceaux.
« Ici on se connaît tous, ils se fondent peut être dans la masse de touristes mais on n’est pas dupes ! » Jean fait des grands gestes, passe d’une idée à une autre.
« Si y’avait qu’ça, je me plaindrais pas ! Le réel problème c’est la place que prennent les terrasses pendant que nous on s’entasse… c’est un beau merdier ! », dit-il agacé.
Sur la place, la part accordée aux terrasses des restaurants et cafés est de 80%. Et ce n’est pas près de changer ; un projet de réaménagement a été annoncé fin 2017 par la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris. Il continue à privilégier les terrasses, en ne réduisant leurs emplacements d’un mètre seulement. De plus, les travaux prévoient un nivellement de la place : adieu les mythiques pavés montmartrois ! La nouvelle place serait lisse et davantage accessible.
La grève des artistes a entraîné la suspension des travaux prévus pour janvier 2018
Cette annonce a divisé les travailleurs de la place du Tertre. La majorité des restaurateurs est favorable à ce projet et se montre coopérative, tandis que les artistes sont catégoriques : non seulement ce projet ne règle pas le dissensus sur les inégalités d’espace occupé entre restaurateurs et peintres, mais il porte atteinte au décor historique de la place du Tertre.
Ainsi, 275 artistes ont mis en place une opération appelée « chevalets blancs » : une journée de décembre au cours de laquelle ils ont refusé de travailler. Des discussions sont en cours, les travaux devraient commencer en Novembre 2018.
Starbucks Coffee, 10 rue Norvins
Ce ne sera pas la première fois que des travaux font débat : en 2013, l’arrivée d’un Starbucks Coffee en face du « carré des artistes » avait donné lieu à une pétition à l’encontre de ce projet. Associations, peintres, restaurateurs et riverains, la majorité des montmartrois étaient contre l’apparition de l’enseigne du géant américain : « Ce n’est pas l’identité du quartier, c’est une tâche ! » explique Jean, toujours renfrogné même 5 ans plus tard.
L’ancienne brasserie traditionnelle Au pichet du Tertre a donc laissé place à la chaine de café pour le plus grand malheur de (presque) tous.
Delphine est plus nuancée sur le sujet, bien qu’elle ait manifesté son mécontentement lors des travaux en 2013 : « Maintenant c’est fait ! Je ne vais pas être en colère éternellement, et puis mieux vaut un Starbucks qu’un Quick ! ».
La vie de la place du Tertre est régie par différents acteurs, et différents intérêts. Ce spectacle qui a l’air improvisé est en réalité soigneusement élaboré et exposé à la division. Mais cela n’empêche pas les travailleurs de s’épanouir dans leur métier… ou ailleurs !
Jean déclare être heureux dans sa vie professionnelle même si son métier en lui même ne le comble pas : « Au départ, je suis musicien. Mais je sais dessiner, au moins assez bien pour satisfaire les touristes. Mon métier ne me permet pas réellement de m’épanouir, je fais tout le temps la même chose, au même endroit ! Mais ce métier me laisse du temps libre, quand je le veux, pour m’atteler à mes passions. Et dans ces moments là, je peux me consacrer, et m’épanouir justement. ».
« Avec le temps, j’ai compris comment satisfaire les clients »
Jean résume assez bien la réalité de cette place. Créatrice de rêves mais aussi de déceptions, cette place met en scène une idée particulière de la vie parisienne, sûrement plus proche de l’idée qu’en avait Woody Allen que de la vérité. Les artistes ne sont plus aussi libres, ont des obligations légales. Ils sont maintenant dépendants de règles bien éloignées de la féérie dont certains, y compris Jean, rêvent encore. La place presque magique a perdu de sa pureté et est devenue une marchandise règlementée, dont les codes ne sont plus fixés par les acteurs historiques.
Mais une chose reste sûre, la butte Montmartre revêt deux visages relativement différents. Jean peut en témoigner. Une fois la nuit tombée, le nuage de charme pur se dépose sur la butte, pour enivrer les artistes attablés et embaumer les rues pavées désertées.
Lily Bonnel
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