Inaugurée le 21 septembre 2021 par Emmanuel Macron et Bernard Arnaud à la fondation Louis Vuitton, l’exposition Morozov devait être le symbole d’une alliance culturelle et géopolitique entre la France et la Russie. La collection des Frères Morozov, nationalisée en 1918 par l’Etat russe est une fierté pour le pays et un moyen de promotion artistique. Au 24 février 2022 au jour de l’invasion de l’Ukraine, la guerre met fin à “cette idylle“. Dans ce contexte de guerre, des voix s’élèvent pour critiquer la présentation ininterrompue de ces œuvres au public : « Se serait se rendre complice et cautionner la guerre en Ukraine que d’accepter des œuvres de l’Etat russe ».

Une entrée dans l’exposition sous haute sécurité
A près d’une semaine de la fin de l’exposition, soit le 3 avril 2022 la dernière journée, les visiteurs sont toujours aussi nombreux à venir découvrir la collection des frères Morozov. Au 25 mars 2022, la queue à l’extérieur de la fondation Louis Vuitton est longue de plusieurs dizaines de mètres. Sous un soleil éclatant inhabituel pour un mois de mars, le thermomètre affiche 22°C. Les visiteurs attendent impatients leur ticket à la main, balayant l’air avec leur billet pour se faire du frai. Certains patientent en prenant en photo le bâtiment de la fondation, une architecture moderne de l’auteur Frank Gehry.
Au milieu des plaintes sur la file d’attente qui n’avancerait pas assez vite, des visiteurs discutent de leur venue à l’exposition dans le contexte de crise actuelle : « On serait cobelligérant d’aller voir une simple exposition russe ? Pour moi l’art n’a rien de politique. »

L’arrivée au point de contrôle interrompt les discussions. Les touristes agacés par la chaleur, confient leur sac au personnel de sécurité. Le plan Vigipirate mis en place depuis 2015 oblige les établissements accueillant du public à faire passer des contrôles de sécurité. Les contrôleurs de la fondation fouillent les sacs et font passer les gens au détecteur de métaux. Mais alors qu’une visiteuse s’apprête à quitter le poste de sécurité, un employé l’interpelle. Elle a dans son sac une bouteille d’eau, c’est interdit. Aucun liquide n’est admis à l’intérieur de l’exposition. La raison invoquée ? Des activistes anti-Russie pourraient manifester leur opposition à la guerre en Ukraine en dégradant les œuvres. La fondation ne doit prendre aucun risque. Toutes les bouteilles d’eau et toutes les gourdes sont confisquées, étiquetées et rangées pour être restituées après la visite. Pierre, personnel de la fondation rattaché à la sécurité explique : « La mesure a été mise en place après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ils [les dirigeants de la fondation] prennent toutes les mesures possibles depuis le début de cette guerre. Ils ont peur d’un incident diplomatique. »
Le dilemme entre l’art et le boycott
Après le contrôle des billets d’entrée, les visiteurs sont soigneusement orientés vers l’exposition Morozov.
Il ne faut pas perdre de temps, des centaines de curieux veulent voir l’exposition à une semaine de sa fermeture. Au milieu du hall d’entrée, on croise des retraités, des étudiants en art, des touristes américains et allemands. Tous sont venus pour la même raison : voir l’exposition russe. Friedrich, un touriste allemand de passage à Paris confie : « Pourquoi je suis venu ? C’est l’exposition d’une vie. Des œuvres d’une telle valeur et d’une telle renommée, rassemblées ici à Paris dans un même lieu, c’est exceptionnel. Je ne pouvais pas rater ça. ». Quand nous l’interrogeons pour savoir si le contexte de la guerre en Ukraine n’a pas freiné sa visite, il répond avec hésitation : « Pour moi il n’y a pas de lien. Cézanne, Picasso, Manet ce n’est pas Poutine. Cette exposition ce n’est pas la mise en avant de l’Etat russe. ». Les touristes laissent à la porte de l’exposition toutes polémiques géopolitiques, place aux artistes.
Une exposition d’exception
La visite débute par la salle numéro 1 : Le Cercle des Morozov. On présente des portraits d’Ivan Abramovitch Morozov et Mikhaïl Abramovitch Morozov, les deux frères collectionneurs qui ont réussi à rassembler près de 200 chefs d’œuvres d’art moderne occidental et russe.

Certains visiteurs lisent attentivement les panneaux descriptifs tandis que d’autres fixent admiratifs, les premières œuvres un audio-guide collé à leur oreille. Les salles sont animées d’un silence religieux. Les passionnés d’art et les simples curieux restent de longues minutes devant les tableaux, laissant tous échapper un seul et même commentaire : « c’est magnifique ». Les visiteurs défilent salles après salles. Ils capturent sous leur objectif les œuvres les plus connues de l’exposition On peut notamment voir :

C’est là le caractère exceptionnel de l’exposition : rassembler des œuvres de peintres aussi reconnus que diversifiés. L’exposition mélange les arts et des époques pour fournir au public un rendu exceptionnel, incomparable à toute autre collection.
Quelques étudiants en art se sont rassemblés dans la salle numéro 6 : Une journée en Polynésie. Entièrement consacrée à Paul Gauguin, ils se sont assis sur les bancs pour pouvoir dessiner les œuvres sur des calepins.
Julia, étudiante en deuxième année à l’École d’Arts Appliqués de Paris raconte : « C’est une obligation pour moi d’être là, à cette exposition. Ce sont des œuvres que je ne verrais probablement plus jamais. Avec la guerre en Ukraine, je doute même que les œuvres sortent de Russie après leur restitution. Je suis contre la guerre, contre Poutine. Je me suis sérieusement posée la question en prenant mon billet. Si je le prends est-ce que j’ai une responsabilité pour les horreurs que l’armée russe commet ? Est-ce que ça veut dire que je suis d’accord avec ce que l’État russe fait ? Les réponses à ces deux questions sont : non. Alors, je suis venue. »
Protéger les œuvres coûte que coûte

A la salle numéro 7, une queue se forme. Le Prisonnier de Vincent Van Gogh a le droit à sa propre salle, à sa propre sécurité. Les visiteurs patientent quelques minutes, attendant le signal pour rentrer et voir l’œuvre. A l’intérieur, les admirateurs se rassemblent autour du tableau. Les nouveaux entrants se mettent sur le côté, le temps qu’une place de choix se libère pour pouvoir prendre sous un bel angle le chef-d’œuvre. Un visiteur pointe du doigt un détail qu’il a remarqué. Un homme en costume-cravate bloque aussitôt son geste, il n’est pas question de s’approcher de trop près ou pire de toucher la peinture. Il s’appelle Amir, il est chargé de la sécurité du tableau. Il raconte : « Il y a toujours des curieux. Il faut être en permanence vigilant. N’importe quoi peut se produire. L’invasion en Ukraine n’a rien changé à notre modèle de sécurité. Les effectifs n’ont pas augmenté. Nous étions très précautionneux avant ça [avant la guerre] et on l’est toujours autant maintenant. »
Des visiteurs protestataires

A la sortie de l’exposition, un livre d’or est mis à la disposition des visiteurs. Au milieu des commentaires d’admiration sur l’exposition, des messages de contestation sont écrits :
« Bravo pour l’expo ! Je suggère qu’en représailles de l’invasion de l’Ukraine, la Fondation Louis Vuitton conserve l’ensemble des tableaux de l’exposition pour le bon usage du gouvernement français »
« Merveilleuse collection et super exposition !
Je suggère que la Fondation reverse les recettes de la billetterie, à compter du 22 février (date de l’invasion de l’Ukraine par la Russie) aux associations qui viennent en aide aux réfugiés ukrainiens. Pour que l’art serve aussi de Justice »
La fondation Louis Vuitton n’est pas la seule à devoir faire face à ce dilemme entre art et politique. En ce moment se tient une exposition à Londres sur les œufs de Fabergé. Le Victoria&Albert Museum s’est vu prêté des œuvres d’exception par le Kremlin et doit lui aussi faire face aux critiques.
Par May Clogenson
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