Dans le douzième arrondissement de Paris, à quelques pas de la place de la Nation, Dina Guezoun, tunisienne immigré il y a plus de 50 ans, prépare chaque année pour le nouvel an une Mloukhyia, un plat en sauce typique de son pays d’origine qui en France reste très méconnue.
Difficile de ne pas remarquer l’odeur qui embaume la cage d’escalier dès le rez-de-chaussée. Dans l’immeuble de sept étages, c’est sur le pallier du quatrième que les effluves sont les plus prononcées. Derrière la porte vert sapin, Dina Guezoun est aux fourneaux depuis 7h du matin pour contrôler la dernière phase de cuisson. La veille, elle rentrait d’un voyage en Tunisie, les bagages chargés de poudre de corète, la base de la recette et s’attelait directement à la préparation du plat. La Mloukhiya a cuit toute la nuit. L’air sent fort les épices, on y retrouve un mélange typiquement tunisien: Tabel qui allie piment, ail, coriandre, carvi et laurier accompagné d’une légère note de cumin.
La préparation est divisée en deux étapes, tout d’abord les éléments secs, poudre de corète et épices, sont mélangés à l’huile et l’eau chaude pour former une épaisse sauce vert foncée qui cuit plus de dix heure à feu doux. Ensuite, les morceaux de viandes, souvent du jarret de boeuf très apprécié pour leur solidité, mijotent longtemps pour finalement aboutir à une consistance tendre et filandreuse.


Une occasion pour se regrouper
« C’est un moment de partage » affirme Nasser, 52 ans, le fils de Dina, un immense sourire aux lèvres. « Un peu comme le pain des chrétiens ce plat lie la communauté tunisienne ». Autour de la table on ne retrouve pas uniquement la famille mais aussi les amis et les voisins. Dans la petite cuisine de quinze mètres carrés, dix personnes s’entassent autour d’une table prévue initialement pour six. La voisine du cinquième, Mme Radouanie est descendue tôt pour s’octroyer une place de choix. Les retardataires seront relégués au salon et mangeront sur la table basse.
Surnommée la “mlomlo” par ses plus fervents appréciateurs, chaque bouchée représente un voyage vers l’âge tendre. « Ça a un goût d’enfance, un goût de famille » déclare Hichem, 70 ans, le frère de Dina, vivant toujours en Tunisie. Ce plat représente la madeleine de Proust de beaucoup de famille tunisienne et cet attachement doit beaucoup à sa rareté. Il n’est jamais réalisé plus de deux fois par an, le plus souvent pour les fêtes.
Dina a appris à le cuisiner dans son enfance. “J’avais 12 ou 13 ans la première fois que j’ai essayé, sous la supervision de mes grands-mères bien sûr”. Aujourd’hui elle le prépare à l’œil, sans aucune difficulté.
Une spécialité culinaire typiquement orientale
Comme pour beaucoup de plats en sauce, les couverts restent enfermés dans les tiroirs et ils ne sont même pas sortis pour dresser la table. On empile simplement les assiettes, qui sont servis à la louche à côté de la gazinière, puis distribuées parmi les convives et dégustées avec une demi-baguette de pain.
Gracieuse, septuagénaire et amie du quartier à découvert le plat grâce à Dina il y a quelques années. Elle s’amuse d’ailleurs de cette coutume qui lui était jusqu’alors étrangère.
« On se met un peu à nu en mangeant de la mlomlo. On ne peut pas être raffiné en trempant directement ses doigts dans la sauce et en risquant à chaque bouchée une énorme tache sur le pull ». Pour protéger ses vêtements, elle porte un torchon de cuisine à carreaux rouge et blanc, noué derrière sa nuque.
Un plat rare à Paris

« C’est inégalé ce sentiment, c’est du bonheur en sauce. Malheureusement il n’y en a pas à Paris, il faut systématiquement attendre un voyage au pays pour en avoir » déclare Aïcha, 50 ans, la fille de Dina. En effet, ce plat si cher à la communauté tunisienne est très rarement affiché à la carte des restaurants. Des dix meilleurs restaurants tunisiens sur le site The Fork seuls deux le proposent dont un uniquement le jeudi. A titre de comparaison, tous proposent du couscous et du tagine, des plats moins contraignants et moins longs à préparer.
Parfois, il advient que la Mloukhiya apparaisse en plat du jour, comme c’est le cas chez Bnina Cantine, petite affaire familiale dans le quartier de Bastille, inaugurée en 2021. Siham, la gérante, confie notamment la difficulté de se procurer les bons produits pour la réaliser. “Des épices et de la poudre de corète en cherchant bien, on peut en trouver même au marché d’Aligre dans le 12e arrondissement, mais elles ne sont jamais très savoureuses ».
Toutes les matières premières pour son restaurant, Siham se les fournit auprès d’une épicerie fine tunisienne, Le Petit Marché (by Eddoken), basée à La Marsa, à 30 minutes à l’Est de Tunis. Elle déplore d’ailleurs l’augmentation du prix de ses commandes et notamment sur la poudre de corète où le sachet de 500 grammes est passé de 15 à 18€. « Je vend déjà l’assiette 16€, je ne vais pas l’augmenter, simplement je risque de réduire encore un peu la proposition ».
Une tradition familiale
Pour Siham aussi la recette de la Mloukhiya est un savoir ancestral, transmis de génération en génération. Elle a bercé son enfance et berce aujourd’hui celle de ses enfants. « Les gamins adorent, mes enfants et mes petits neveu en sont complètement dingues. C’est un moment magique à chaque fois ! » Elle ajoute qu’avec la Mloukhiya, il n’y a pas d’entre deux, « c’est soit on aime, soit on déteste ». L’appréciation venant souvent avec l’habitude, les non initiés ont plus de mal à s’orienter vers cette spécialité. Le problème majeur est l’aspect qui peut paraître rebutant, souvent comparé à du pétrole.
Ainsi, dans son restaurant, ce sont majoritairement des clients originaires de Tunisie qui commandent ce plat, mais il arrive aussi que certains curieux s’aventurent à la découverte de ces nouvelles saveurs.
Chiara Guarneri
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