Après l’épopée de 2002, le Sénégal retrouve aujourd’hui à 18 heures à Moscou le bonheur de disputer une Coupe du monde. Derrière l’équipe, c’est toute une génération qui attend de rêver, dans un contexte social et politique tendu.
C’est une attente longue de seize ans qui va prendre fin, face à la Pologne aujourd’hui à 18 heures à Moscou, 15 heures au Sénégal (17 heures à Paris). Seize ans à attendre, pour quinze millions de Sénégalais, que leurs Lions de la Teranga, absents d’Allemagne (2006), d’Afrique du sud (2010) et du Brésil (2014), retrouvent le goût d’un match de Coupe du monde. Après une première réussie – les Lions avaient atteint les quarts de finale en 2002, en battant notamment la France, tenante du titre, en phase de groupes -, cette deuxième participation suscite beaucoup de fierté.
2002, année héros
“Quand on parle de Coupe du monde au Sénégal, on pense directement à la belle génération de 2002. Une équipe qui a fait vivre au peuple sénégalais des moments forts et inoubliables”, se rappelle Doudou Djigo, assistant communication à l’AS Dakar Sacré-Coeur.
Cette association sportive qui chapote un club professionnel et une école de football doit d’ailleurs installer un écran pour diffuser les matchs de la Coupe du monde actuelle, et permettre aux 1600 enfants inscrits d’admirer l’équipe nationale. En centre ville de Dakar, une fan zone est même installée place de l’Indépendance.
“La fan zone n’est pas trop dans la culture sénégalaise. On préfère se retrouver entre amis, commenter le match et passer du bon temps.”, précise Doudou Djigo. A 28 ans, il fait partie de la génération marquée par les exploits de 2002.
“Les plus jeunes sont intéressés mais ne rêvent pas autant. C’est le cas de mes petits frères par exemple. Ils n’ont jamais été témoin d’une belle campagne de Coupe”, regrette-il presque. La génération actuelle a donc un double devoir : faire rêver ceux qui n’ont pas connu la gloire des anciens, et se montrer à la hauteur de ceux qui attendent le même exploit. “En 2002 on est resté sur notre faim, on voulait aller plus loin, affirme même Demba Sané, le cousin de Salif Sané, défenseur international présent en Russie. Ils (les joueurs) le savent et ne veulent pas décevoir le peuple, ils sont attendus un peu partout.”
“Il y a beaucoup de nostalgie, reprend Lamine Dramé, ancien membre de la Fédération sénégalaise de football (FSF) de 2009 à 2013. C’est la même chose qu’en France avec 1998. Le sélectionneur actuel, Aliou Cissé, en est l’héritier naturel, puisqu’il était le capitaine de l’époque. On ne peut pas trouver meilleur trait d’union entre ces deux générations.” Reconverti en agent d’image de joueurs et ex-joueurs, il a gardé “des liens très proches” et suit “toujours avec beaucoup d’affection” la sélection, malgré des souvenirs parfois douloureux.
“Pas qu’une histoire de football”
En 2012, il fait ainsi parti du staff de la sélection qui prend part à la Coupe d’Afrique des Nations (CAN), compétition continentale majeure pour les équipes africaines. Le Sénégal, favori, est éliminé dès le premier tour, après trois défaites en autant de matches. “Quand j’ai vu la haine dans les yeux des supporters, j’ai compris que ce n’était pas qu’une histoire de football”, confie Lamine Dramé. Selon lui, “si le Sénégal gagne, politiquement c’est super. Si ça perd, c’est compliqué. Comme partout, mais encore plus avec l’approche des élections.”
Le peuple sénégalais rassemblé dans une chaleureuse communion et des prières ferventes est en droit de s’attendre à une belle participation de son équipe nationale. 🇸🇳🦁⚽ #kebetu pic.twitter.com/GNFUrifv1T
— Macky SALL (@Macky_Sall) May 24, 2018
A un peu plus de huit mois des élections présidentielles, le Sénégal attend donc sa deuxième Coupe du monde comme une bouffée d’air, mais aussi avec une pointe d’inquiétude, dans un contexte marqué par les manifestations étudiantes du printemps.
“Cela peut calmer les manifestations étudiantes, à condition que l’on fasse une belle Coupe du monde : atteindre au minimum les quarts de finale”, poursuit ainsi Doudou Djigo, qui vient de terminer ses études.
A little slice of #Senegal comes to Moscow! #WorldCup pic.twitter.com/8uFfBjqGRA
— Piers Edwards (@piers_e) June 18, 2018
Tout le monde a bien conscience que le Mondial dépasse les rectangles verts russes. Le parti au pouvoir comme celui d’opposition offrent des t-shirts et des casquettes à l’effigie des Lions, par exemple.
“A huit mois des élections, il y a naturellement de la récupération politique.” analyse Doudou Djigo. “Une partie de la population en est de plus en plus consciente. Mais cela reste avant tout une grande fête de football”, concède ce passionné.
De là à faire oublier les tensions sociales et les déceptions de la jeune génération ? Lamine Dramé tempère : “Un bon parcours en Coupe du monde peut faciliter certaines positions, mais à court terme. Les gens sont lucides, et malheureusement une Coupe du monde ne remplit pas ton frigo…”
Pierre Esquer et Pierre Rateau
En France, c’est “l’occasion de se retrouver”
Pour la diaspora sénégalaise établie en France (entre 60 000 et 300 000 personnes selon les estimations), cette Coupe du monde est “l’occasion de se retrouver tous ensemble”, comme s’en réjouit Taf-Sirr Sarr, jeune Bordelais d’origine sénégalaise. L’occasion, aussi, de partager la fierté de ses racines, en brandissant le drapeau du Sénégal et arborant le maillot de la sélection, qu’il partage sur les réseaux sociaux. “Je me suis pris en photo avec le maillot et je l’ai montré sur Snapchat, tout le monde en voulait un, s’enflamme le jeune homme. Et avec Instagram, les réseaux sociaux, on voit les joueurs dans l’avion, à l’entraînement… c’est comme si on était avec eux. On peut encore mieux les supporter !” “J’ai ramené dix maillots, en cinq minutes tout est parti”, abonde Cheikhna Sy (34 ans). Installé dans l’Hexagone depuis dix ans, ce décorateur d’intérieur considère aussi le Mondial comme “un très bon moyen de se réunir et d’arborer ensemble les couleurs du pays.” Il regrette néanmoins le manque d’initiative de la diplomatie sénégalaise en France, qui aurait dû, selon lui, mettre à disposition des lieux de réunion pour la diaspora, “par exemple louer une salle pour la transformer en fan-zone. On est en communauté, ce serait une bonne opportunité pour les nouveaux arrivants de se faire des amis et communier ensemble.” Faute de fan-zone, Cheikha ira voir les matches dans un restaurant sénégalais de Paris avec tous ses amis. En espérant que les joueurs, eux, soient dignes de cette grande fête.