A 28 ans, le jeune écrivain sénégalais francophone a déjà bâti une œuvre complexe et prometteuse. Ses deux premiers romans Terre ceinte (2015) et Silence du choeur (2017) ont reçu plusieurs prix. Son dernier livre De purs hommes (2018) aborde la violence de la répression de l’homosexualité au Sénégal. Une réflexion brutale,  directement adressée à son pays.

Vous vivez en France depuis dix ans. Pourquoi avez-vous quitté le Sénégal ?

Au moment de choisir mes études après le baccalauréat, alors que j’hésitais entre plusieurs matières, un ami m’a parlé des classes préparatoires littéraires françaises. Ma prépa à Compiègne ne m’a pas toutefois pas aidé à choisir une discipline précise. J’ai d’abord voulu être historien, pensant que cela me permettrait d’avoir une réflexion capable d’aider mon pays. Le continent africain me paraît souffrir d’une méconnaissance de son histoire J’avais aussi le sentiment de devoir rendre quelque chose au Sénégal, car toute ma scolarité au collège et au lycée a été financée par le contribuable sénégalais. Je me suis finalement spécialisé dans l’étude de la littérature, notamment en entrant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) pour y faire un doctorat en « arts et langage ».

Vous voulez donc faire de la recherche ?

Aujourd’hui, je prépare une thèse, et je ne suis plus si sûr de poursuivre cette voie. L’écriture de fiction commence à prendre le pas sur la recherche. Cela devient difficile de mener les deux de front, pour une question de temps, comme de style d’écriture. J’ai de plus en plus de mal à respecter les exigences d’une recherche rigoureuse. Pourtant, je suis convaincu que c’est par la recherche que je serai utile au Sénégal. Je n’ai pas encore décidé si j’allais y retourner, cela me plairait d’enseigner là-bas. J’aimerais aussi écrire au Sénégal, mais cela peut s’avérer compliqué.

Vous semble-t-il difficile d’être écrivain en vivant au Sénégal ?

Dans ce pays, la littérature souffre encore de l’image d’une discipline paresseuse. C’est curieux, la plupart des grands écrivains sénégalais ont écrit leurs ouvrages en France, comme s’il était difficile de produire une œuvre en vivant au Sénégal. Là-bas, tout l’environnement concoure à dévaloriser le travail d’écriture. Un écrivain n’y est jamais totalement libre. Les conditions de travail que l’écriture exige sont très mal vues au Sénégal. Le fait de devoir s’isoler pour écrire vous fait aussitôt apparaître comme un marginal, comme quelqu’un qui n’a pas le sens de la collectivité.

Toute la chaîne du livre est encore très rudimentaire. Il y a beaucoup d’éditeurs, mais ils impriment très peu d’ouvrages. Et il y a peu de librairies. La plupart d’entre elles sont spécialisées dans le scolaire, et les livres coûtent cher. Il est très rare de voir quelqu’un avec un livre dans la rue, ou dans les transports. La lecture est une activité solitaire, donc bizarre.

Avant d’aborder la répression des homosexuels au Sénégal dans De purs hommes (2018), vous vous êtes attaqué au djihadisme au Sahel dans votre premier livre Terre ceinte (2015), puis à la question des réfugiés en Sicile dans Silence du choeur (2017). Comment avez-vous choisi ces sujets ?

La littérature peut être un canal privilégié pour aborder la réalité avec plus de profondeur, et c’est intéressant de voir ce qu’elle peut dire de l’actualité. Ceci dit, c’est très casse-gueule aussi. Une littérature qui colle aux événements est assez  mal vue, car on l’accuse d’être trop dans l’air du temps. Quelqu’un qui lit seulement la quatrième de couverture de mes livres peut se dire « oh encore quelque chose sur les migrants, sur le djihadisme, on en a marre.. ». Et c’est vrai, il y a une saturation des discours politiques, médiatiques, et théoriques autour de ces questions. Le risque est de voir mon roman comme un énième discours. Pour moi, c’est plutôt une tentative de regarder autrement ce qui nous arrive. Souvent idéologisés à outrance, le djihadisme, les migrants, l’homosexualité sont des sujets « casse-gueules ». On en arrive parfois à perdre la complexité humaine de ces situations-là, qui est cachée derrière la complexité politique ou idéologique. La littérature sert à se mettre à la place des hommes engagés dans les événements, avant de vouloir les juger.

Pourquoi le registre et le style de votre dernier livre, De purs hommes (2018) est-il si différent des deux premiers ?

Après deux livres dont la langue et la construction étaient assez similaires – Terre ceinte et Silence du choeur – j’ai voulu essayer une forme d’écriture plus relâchée avec De purs hommes. La langue est moins tenue, moins précise, se permet plus de libertés et d’embardées. Je voulais aussi que ce roman soit très rapide, facile à lire, plus percutant que les précédents. Il fallait que les phrases claquent. L’homosexualité étant un sujet choquant au Sénégal, il fallait un style en conséquence. De purs hommes est aussi différent de mes deux autres livres car je l’ai écrit à la première personne. Je l’ai rédigé en songeant précisément aux Sénégalais. Je voulais que les gens de mon pays puissent lire ce livre, vite, et qu’il produise chez eux un sentiment fort, quitte à ce que ce soit une émotion négative. J’estime que la littérature doit avoir l’ambition de réfléchir aux tabous, à défaut de les briser.

Auriez-vous pu écrire De purs hommes en vivant dans votre pays ?

C’est une vraie question, et je me la suis posée. Si j’étais resté au Sénégal, le livre n’aurait sans doute pas été  le même. La pression sociale, et mes conditions de travail auraient sans doute influencé mon écriture.

L’intrigue et le dénouement de vos livres sont souvent violents…et tragiques.

Oui, dans un sens très précis : est tragique la situation où deux vraies légitimités s’affrontent avec autant de puissance, de force et d’exigence l’une que l’autre. Dans mon travail, plusieurs points de vue s’expriment, chacun avec leur vérité et leurs valeurs. L’idée est de montrer au lecteur tous les choix possibles qui s’offrent à notre humanité. Car le tragique, c’est aussi reconnaître l’autre comme un semblable, même dans ses dimensions les plus abjectes. Lorsqu’on est en face d’un djihadiste, notre premier réflexe est de penser qu’on vaut mieux que lui. Or, nous ne sommes que des miroirs les uns des autres, pour le pire comme pour le meilleur. Dans De purs hommes, la difficulté pour le personnage est d’accepter de voir que l’homosexuel est un homme comme lui, et qu’il porte en lui quelque chose qu’il peut lui-même porter.

Vous avez l’air de détester les clichés et les images mortes, de lutter intensément contre eux, d’avoir le souci constant – jusqu’à l’épuisement – de réinventer une langue à chaque phrase.

S’il existe un caractère guerrier dans l’écriture littéraire, ce serait celui-ci : lutter de toutes ses forces contre l’idée qu’écrire, c’est écrire comme on parle. L’écriture ne prolonge pas le confort de la parole. La beauté de l’écriture vient de l’inquiétude que l’on ressent dans une langue. Il faut être en lutte contre la langue, pour en tirer beauté, précision et équilibre. Comme beaucoup d’écrivains africains, je suis dans une situation de plurilinguisme. Je parle le sérère, qui est ma langue maternelle, le wolof, la langue vernaculaire du Sénégal, et enfin le français, que j’ai commencé à apprendre à six ans. Mon imaginaire profond, celui qui nourrit ma création, vient de mon enfance. Il est lié à d’autres langues que le français. Lorsque j’écris, je dois transposer en français l’imaginaire qui me vient de ma langue maternelle. Je ne traduis pas d’une langue à l’autre, mais d’un imaginaire à l’autre. Je reste donc un étranger dans la langue française, une langue qui est un héritage de la colonisation – ce qui peut mettre très mal à l’aise. Plutôt que d’en faire une difficulté, j’ai personnellement décidé d’assumer cette condition : une aventure ambiguë.

Propos recueillis par Lucie Alexandre

Comments are closed.