Difficile d’imaginer les aliens poser leurs soucoupes ailleurs qu’à New York ou Los Angeles, pile en face d’un gratte-ciel. Mensonges et calomnies des blockbusters : la science-fiction est aussi africaine. La preuve avec Black Panther, Sun Ra et les jeunes artistes afrofuturistes du Sénégal.

À tous les coups vous l’aviez zappé, mais l’invasion de la Terre par les petits hommes verts a commencé depuis un bout de temps. Lors de la Biennale Dak’Art il y a quatre ans, pour être précis. Dans la gare centrale de la capitale sénégalaise, l’humanité faisait alors face à Alien cartoon, un défilé de mode sur le thème de la prise de Dakar par des extraterrestres, créé par Selly Raby Kane. L’univers imaginé par cette styliste, connue pour avoir fringué Beyoncé et sa sœur Solange Knowles, pouvait alors se résumer par cette tenue : un costume chromé tout droit venu de l’espace, avec des espèces de grosses brioches blanches en guise d’épaulettes. Plus cosmique encore : la bande-son du show, composée par un autre artiste dakarois, Ibaaku. Ce producteur, figure de l’électro en Afrique de l’Ouest, combine entre autres des samples traditionnels sénégalais, des beats de rap, du jazz, du reggae et même des bruits d’insectes.

Black Panther, Janelle Monáe et OutKast : l’afrofuturisme version pop

Bien entendu, pour l’instant, aucune entité extraterrestre n’a débarqué sur notre planète. Mais cette nouvelle vague d’artistes sénégalais (Selly Raby Kane comme Ibaaku) a le mérite de montrer le regain de popularité en Afrique d’un mouvement culturel vieux comme les sixties : l’afrofuturisme. Impossible d’en donner une définition claire, tant le courant touche des disciplines artistiques variées et mixe – dans le tas – science-fiction, militantisme noir et mysticisme.

De manière étonnante, l’imaginaire afrofuturiste a atteint cette année le niveau ultime de la culture mainstream avec Black Panther (Ryan Coogler, 2018). Le film a été produit par les studios Marvel, propriété de Disney. Au Wakanda, le royaume fictif paumé au milieu du continent, où se déroule ce blockbuster, on tombe sur tous les codes du mouvement : une nation africaine attachée à ses traditions pré-coloniales mais technologiquement surdéveloppée, à en juger par les véhicules en lévitation et les armes qui tirent des lasers. Tout ça est provoqué par la chute d’une énorme météorite pleine de vibranium, une substance alien mutagène.

Autre symbole du succès de l’afrofuturisme, la chanteuse Janelle Monáe,dont l’univers se base, entre autres, sur le film culte de SF Metropolis (Fritz Lang, 1927). Les morceaux de cette pop-star américaine accumulent des dizaines de millions de vues sur YouTube. Et si l’on pousse jusqu’aux années 1990 et 2000, on peut même mentionner OutKast, le groupe des superstars du rap André 3000 et Big Boi, dont certains clips à l’esthétique futuriste feraient presque penser à de la propagande raëlienne.

Avant d’être propulsé en Afrique, le mouvement a décollé aux États-Unis. Bien plus qu’un effet de mode, il est né telle une philosophie politique. Dans les œuvres afrofuturistes, la science-fiction, les cyborgs et les martiens servent de métaphores pour représenter la vie actuelle de la diaspora noire à travers le monde. En réécrivant un avenir alternatif un poil plus sympa que l’histoire de l’esclavage et la brutalité policière actuelle dans les villes américaines.

Voici le concept résumé par l’auteur Mark Dery, qui a inventé le terme « afrofuturisme » en 1994 dans son bouquin Black to the Future : « L’afrofuturisme est l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Afro-américains. L’appropriation équivaut à arracher à l’Empire ses outils informatiques froids et hostiles, afin de se les accaparer pour les changer en armes servant la résistance de masse. »

« Je n’ai jamais voulu faire partie de la planète Terre… Je suis d’une autre dimension »

Ce dessein afrofuturiste de libération des Noirs a comme pionnier le génial Sun Ra, un jazzman américain persuadé de venir du cosmos et capable de sortir ce genre de citations : « Je n’ai jamais voulu faire partie de la planète Terre, mais je me trouve condamné à être là. Il apparaît donc que tout ce que je fais sur cette planète m’est ordonné par le Maître-Créateur de cet univers. Je suis d’une autre dimension. Ma présence sur cette planète s’explique seulement car les gens ont besoin de moi ici. »

Dans son film réalisé en 1974 Space is the place, ce musicien-philosophe arrive carrément à téléporter le peuple noir entier dans l’espace grâce à un immense concert et malgré les attaques sournoises des agents de la Nasa. Une histoire complètement folle, qui respire le flower power et le LSD, avec ses orchestres intergalactiques, ses costumes pharaoniques et sa dose d’esthétique kitsch, rétro et nanardesque.

Prince et la funk psyché de George Clinton et Bootsy Collins, les membres des groupes Funkadelic et Parliament, ont emboîté le pas. Aujourd’hui, le producteur de hip-hop et de musique électronique Flying Lotus, grand-neveu de la pianiste Alice Coltrane, elle-même épouse du légendaire saxophoniste John Coltrane, poursuit cette quête extraterrestre. Le mysticisme de tous ces artistes se retrouve ainsi chez les héritiers du mouvement. Bref, l’afrofuturisme est toujours perché dans l’espace.

Pierre de Baudouin

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