A 31 ans, cette figure du mouvement afrofuturiste a habillé Beyoncé. Mais pas de panique, Terriens ! La créatrice dakaroise vient en paix sur la planète de la mode.

Tout a commencé il y a dix ans à Dakar, sa ville natale. Selly Raby Kane vient de rentrer au pays après des études en droit privé à Paris et décide de se lancer dans le design de mode. Au sein du collectif des Petites Pierres, elle travaille vite avec le DJ et producteur de musique électronique Ibaaku, autre grand nom de la nouvelle scène artistique sénégalaise. Tous deux des figures de l’afrofuturisme, un mouvement culturel mixant science-fiction, militantisme noir et traditions africaines, ils créent il y a quatre ans le show Alien Cartoon, un défilé de mode installé dans la gare centrale de la capitale, avec pour thème l’invasion de Dakar par des extraterrestres. La styliste nous a accordé une interview dans son showroom, qui a ouvert en décembre dernier dans le quartier Sacré-Cœur.

Vous avez choisi d’installer votre showroom à Dakar. De quelle manière cette ville alimente-t-elle vos créations ?

Dakar, c’est un espace-temps assez étonnant, qui fait coexister différentes temporalités. Ce qui m’intéresse ici, c’est la créativité du quotidien, venue de ceux qu’on appelle les everyday designers, ceux qui construisent des chaises complètement surréalistes faites de bric et de broc, parce que cela répond au besoin immédiat de s’asseoir. J’aime aussi la charte graphique de la ville, ses transports, ses restaurants de rue… La dimension Do It Yourself ressort dans mon travail à travers le collage textile, les découpes et les motifs de wax. J’aime ce côté mix and match, ce côté miaras (soit « mélanger ») comme on le dit en langue wolof. C’est mon procédé préféré. D’ailleurs, les pièces qui sont devenues les intemporels de la marque sont faites de ces collages un peu chaotiques inspirés par Dakar.

Avez-vous d’autres sources d’inspiration liées à la culture sénégalaise ?

Lorsque je monte une collection, je commence par créer une histoire et camper des personnages, pour donner corps aux habits et matérialiser l’environnement dans lequel les individus sont plongés. Ce qui active ma volonté d’imaginer des vêtements, c’est de créer des mondes, de mêler mon terreau ouest africain au futurisme, de faire se rencontrer le mysticisme et la science. Je m’inspire beaucoup des légendes dakaroises dans mon travail. Je m’intéresse aux différentes tribus urbaines à Dakar, comme celle des Baye Fall (proche du mouvement rastafari, ndlr). Leur code vestimentaire est très précis. Il y a aussi les légendes attachées à la mystique musulmane. Les soufis, en particulier, ont développé beaucoup d’arts, de genres musicaux, architecturaux et vestimentaires. J’ai réalisé un film en réalité virtuelle intitulé The Other Dakar, en forme d’hommage à la mythologie sénégalaise, notamment celle de l’ethnie des Lébous.

D’où viennent tous ces insectes, devenus quasi incontournables dans votre travail ?

Il y a effectivement une sorte de bestiaire dans mes créations. En ce qui concerne les insectes, c’est une fascination née par hasard lorsque je faisais des recherches pour la collection d’Alien Cartoon, présentée à la fin de la Biennale de Dakar en 2014. Je suis tombée sur des macrophotographies d’insectes et c’est comme si ma vie changeait. Ça a été un gros flash artistique. J’ai commencé à être obsédée par l’infiniment petit, par certaines bactéries, par ce que l’on côtoie tous les jours sans le voir ni le comprendre. Cela devrait nourrir des projets, avec une approche plus scientifique.

Le cinéma d’horreur est une autre de vos inspirations. A quel âge vous êtes-vous retrouvée pour la première fois face à ce genre de films ?

Je devais bien avoir six ou sept ans. C’était l’un des Alien, j’en suis sûre parce que j’ai eu l’image en tête dès que tu m’as posé la question. Je suis aussi fan de Tim Burton et Jean-Pierre Jeunet. C’est aussi mon père le coupable ! Grâce à lui, j’ai pu vivre en contact avec des personnes folles d’art, et être exposée, enfant, à des œuvres un peu à contre-courant, des genres assez particuliers dans le cinéma ou la musique. Mon père adore le free jazz. Il m’a poussée à écouter des sonorités inhabituelles et des pionniers du mouvement afrofuturiste, comme le jazzman américain Sun Ra. Il m’a permis d’aimer les dissonances et des expériences sonores qu’on n’attend pas. Je les inclus aujourd’hui dans mes défilés.

Il y a deux ans, votre notoriété a explosé grâce à Beyoncé, photographiée dans les rues de New York avec votre « kimono-crevette ». Est-ce possible de rester une artiste alternative après avoir habillé la plus grande pop star du monde ?

En fait, je n’ai jamais vraiment cherché un statut underground. J’ai toujours exprimé ma singularité dans mes créations, mais pas dans le but de ne m’adresser qu’à certains cercles fermés. Pas question de me limiter à une fraction de la population. Bon, après, c’est sûr que tout le monde ne va pas vouloir mettre des crevettes ou des mouches sur son dos…

Donnez-vous à vos créations un sens militant ?

Ce qui m’intéresse le plus, c’est de mettre en valeur ma ville. C’est la trame de fond de tout mon travail : faire en sorte que Dakar soit davantage creative friendly, construire un écosystème qui rende les artistes plus visibles, même à l’échelle du continent. A part ça, je ne suis pas une rebelle. Les gens qui m’entourent font tous des grandes écoles. De mon côté, disons que j’ai réussi à passer entre les mailles du filet. Mes parents n’exigeaient pas forcément que j’obtienne des diplômes. J’ai attendu toutefois que mes études soient terminées pour me consacrer totalement à la création.

Est-il plus facile de vendre des fringues afrofuturistes à Dakar qu’à l’étranger ?

Non, même si c’est ce que je pensais avant d’ouvrir ce point de vente physique à Dakar. On imaginait que les gens achèteraient plus de produits dérivés ou de T-shirts que nos pièces signatures, mais c’est tout le contraire qui s’est passé ! Depuis l’ouverture, l’étiquette futuriste s’est diluée peu à peu. Le côté étrange de la marque fait moins peur. Et puis, on maintient volontairement des prix ultra-accessibles dans le showroom, entre 20 et 200 euros, bien plus bas que ceux que l’on fixe à l’étranger. On veut vraiment s’insérer dans la ville.

L’esthétique afrofuturiste a rencontré un succès grand-public cette année, avec la sortie au cinéma de Black Pantherun film réalisé par les studios Marvel. Selon toi, est-ce une bonne nouvelle ?

Grâce à Black Panther, on parle beaucoup du futurisme en Afrique, c’est cool, même si le buzz autour du courant existait déjà bien avant sa sortie. Franchement, le film m’a beaucoup plu. J’étais émue ! Les gars ont fait leur devoir, ils ont puisé dans tout ce qu’il y a de plus cool sur le continent aujourd’hui. Ils ont contacté des artistes qui représentent la jeunesse créative de l’Afrique. Ils ont même composé la musique à Dakar en travaillant avec Baaba Maal. Il y a des percussions et des chants sénégalais. Je n’ai pas entendu une seule fausse note. J’ai même repéré des sonorités qu’on entend plutôt au fin fond de Durban, en Afrique du Sud. Tout ça n’avait donc rien de cliché, rien de stéréotypé.

Propos recueillis par Pierre de Baudouin et Lucie Alexandre

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