À la Gare du Nord, Pepe attend le train de 12h13, destination Londres. Ce septuagénaire a l’impression d’avoir passé les vingt dernières années de sa vie à attendre des trains dans les gares de Madrid, Barcelone, Paris, Nice et Londres. Sa barbe poivre-sel soigneusement coupée et sa chemise bleue bien repassée lui donnent des airs d’homme serein et accompli mais ses mains, toujours en mouvement, trahissent chez lui une certaine inquiétude.
De la petite ville à la métropole : “tout était nouveau pour moi”
Le natif de Sigüenza, commune de 5.000 habitants au nord-est de Madrid, dans l’Espagne profonde et rurale, n’aurait jamais imaginé parcourir autant de kilomètres pour rejoindre des métropoles si différentes de la ville dans laquelle il a grandi. Seulement l’amour pour une femme a eu raison de son attachement à son territoire : Pepe a abandonné Sigüenza après ses années de fac pour rejoindre sa compagne à Barcelone. “Les premiers mois ont été rudes, s’amuse-t-il. Les trottoirs bondés, les bouchons de voitures, même l’odeur de la mer : tout était nouveau pour moi, qui avais passé toute mon enfance à la campagne”. Pepe évoque des années sereines dans la capitale catalane, devenue au fil du temps “un lieu familier et accueillant”. Son visage au teint hâlé se tend à l’évocation de la fin de son mariage et la distance physique de ses enfants, repartis à l’autre bout du pays avec leur mère. Sa main cherche par réflexe le paquet de cigarettes dans la poche de sa chemise, comme pour souffler loin le souvenir douloureux en même temps que la fumée.
« J’avais peur d’être perdu”
Les yeux noisette de Pepe se rallument quand il évoque enfin la raison de ses déplacements autour de l’Europe. Ses deux fils, désormais adultes, mènent une carrière brillante dans le monde de la restauration de luxe. Ses doigts épais dessinent les trajectoires de leurs déménagements successifs : d’abord la Côte d’Azur pour l’aîné et Madrid pour le cadet, employés de grands groupes hôteliers. Puis, direction respectivement Paris et Londres, pour travailler dans les cuisines de restaurants de luxe. Dès les premiers mois, Pepe veut aller voir ses fils dans leurs nouvelles villes, d’abord avec un peu d’appréhension : “je n’avais jamais mis les pieds hors d’Espagne et je ne parle pas anglais, ni français. J’avais peur de pas être compris, d’être perdu. Je me sentais vieux”.
“D’un train à l’autre, d’une ville à l’autre”
Malgré ses craintes, Pepe se lance et commence à voyager une, deux, trois fois par mois, toujours en train. Aux aéroports, excentrés et aseptisés, il préfère le charme urbain des gares, qu’il définit comme “un lieu de passage et d’attente en même temps. Le voyage en train me permet de percevoir physiquement les kilomètres que je parcours et de préparer mon esprit à la ville dans laquelle je vais arriver”. Une préparation qui inclut aussi le respect d’un rituel temporel bien précis. À 11 heures précises, le voyageur se lève pour se diriger vers son quai, prêt à embarquer sur l’Eurostar pour rejoindre son fils cadet, après avoir passé une semaine dans l’appartement parisien de l’aîné. “D’un train à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un fils à l’autre”, résume-t-il avec un sourire, “sans jamais oublier d’où je viens”.