Luc Julia : « L’IA ne peut tout simplement pas être hors de contrôle, puisque tout est notre fait. »

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Ingénieur et informaticien spécialisé dans l’intelligence artificielle, Luc Julia est l’un des concepteurs de l’assistant vocal Siri. Aujourd’hui, il est directeur scientifique chez Renault.

Dès 9 ans, passionné d’électronique et d’informatique, vous avez imaginé et bricolé un robot capable de faire votre lit à votre place. Travailler dans ces domaines était-il un rêve d’enfant ? Qu’est-ce qui vous a ensuite conduit spécifiquement à l’Intelligence Artificielle ?

Travailler dans ces domaines, je ne sais pas si cela était un rêve d’enfant. En revanche, ce qui est un rêve d’enfant et ce qui m’intéresse le plus, c’est de créer des objets utiles pour les vrais gens. En l’occurrence, créer des technologies, créer des gadgets. C’est ce que j’ai toujours voulu faire parce que j’ai commencé par essayer de faire des choses qui étaient utiles pour moi. Depuis, c’est ma passion. Le fait que ce soit l’informatique, l’électronique, l’intelligence artificielle, c’était un peu par hasard. En effet, l’électronique était un domaine de l’époque. J’ai commencé à travailler dans l’informatique juste après, parce que c’était au moment où l’informatique individuelle commençait à se développer. L’intelligence artificielle est devenue un champ d’attaque intéressant par la suite parce que c’était le prolongement de tout ce qui se passait dans les années 80-90, avec l’arrivée d’Internet et des data et des choses qui permettaient de toucher les gens.

Vous préférez utiliser le terme d’ « Intelligence augmentée » plutôt qu’ « Intelligence artificielle », pourriez-vous nous expliquer en détail ce choix ?

Il faut comprendre que d’appeler cela “Intelligence Artificielle” est une grosse bêtise. C’est une discipline qui date des années 50. Je pense que nous avons fait une erreur d’appeler cela “intelligence”. Maintenant, “IA” est l’acronyme qui est utilisé tout le temps. Je préfère donc dire “IA” comme « Intelligence Augmentée » pour expliquer que ce n’est pas la discipline qui est l’ ”Intelligence Augmentée”, mais que c’est cette boîte à outils avec plein d’intelligence artificielle à l’intérieur qui nous permettent d’augmenter l’intelligence humaine. Ce n’est pas le domaine qui est l’intelligence augmentée, c’est notre intelligence qui est augmentée par ces outils. Il y a beaucoup d’outils différents qui sont très puissants, mais qui n’ont rien à voir avec de l’intelligence dans le sens où ils n’ont pas l’amplitude de notre intelligence humaine. Ils sont très spécialisés, comme des outils tel le marteau qui permet de planter un clou, ou le tournevis qui permet de visser, etc. Chacun de ces outils est très puissant et bien plus que nous le sommes, car par définition, un outil est quelque chose qui est utile, qui fait mieux que nous. La différence réside dans le fait qu’ils sont spécialisés dans la réalisation d’une action contrairement à nous qui avons un champ d’application plus large, mais nous les faisons moins bien. C’est la différence entre l’horizontalité et la verticalité.

« L’intelligence artificielle n’existe pas », 2019, Luc Julia.

De quel projet, innovation tirez-vous la plus grande fierté ?

Ce n’est pas Siri, contrairement à ce que l’on peut croire. Le projet dont je suis le plus fier est un projet que j’ai réalisé dans les années 2000 et qui s’appelle “Orb”. Il s’agissait d’un “Place Shifting” comme nous l’appelons aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il nous permet d’accéder à n’importe quoi de n’importe où. En l’occurrence, cela commençait par accéder à tous les médias. Puis, nous avons été les premiers en 2002 à jouer de la TV live sur un téléphone. À l’époque, c’était juste impossible mais nous l’avons fait tout de même. C’est ce projet dont je suis le plus fier parce que c’était très compliqué techniquement même avec les technologies les plus avancées de l’époque et nous n’étions qu’une petite équipe d’une trentaine de personnes.

Dans quel secteur pouvons-nous appliquer l’IA ?

Nous pouvons appliquer l’IA à tout et n’importe quoi, car comme je l’ai dit, l’IA est une boîte à outils dans laquelle les outils sont aussi divers qu’un marteau ou un tournevis. Nous pouvons très bien appliquer l’IA dans le secteur tertiaire : des tâches soit disant intellectuelles, c’est-à-dire du calcul, de la gestion des ressources humaines, des tris de CV, etc. Puis nous pouvons également l’appliquer dans le secteur primaire. Dans ce cas, il s’agira plus de la robotisation. Dans la robotisation, il y a de l’IA, par exemple pour que le robot choisisse la bonne pièce, fasse la bonne action au bon moment, détecte les problèmes, etc. L’IA s’applique à n’importe quel niveau, pour n’importe quel type de métier, n’importe quel type de tâche. Nous pouvons toujours trouver une IA qui va permettre de faire quelque chose de mieux parce que nous allons développer un outil qui va permettre de faire des choses un peu mieux que ce que l’humain pourrait faire : ou un peu plus vite, ou de manière plus approfondie. L’IA s’applique à tout et n’importe quoi, mais pas à tout en même temps.

Vous qui travaillez depuis plusieurs années à la Silicon Valley, le berceau de l’innovation technologique, comment situez-vous la France au niveau mondial dans ce qu’on pourrait appeler, la « course à l’intelligence artificielle » ?

Nous sommes les meilleurs, les meilleurs du monde. Contrairement à ce que beaucoup pensent, la majorité des ingénieurs de la Silicon Valley ne sont pas américains, ils viennent de partout. Ce melting-pot est assez spécial, puisque cela ne se retrouve pas ailleurs. Par exemple en France, la grande majorité des ingénieurs qui y résident sont français. À la Silicon Valley, on retrouve un peu plus de 50 000 Français, dont beaucoup sont spécialisés dans un domaine bien précis : l’Intelligence Artificielle. Dans quasiment tous les grands groupes qui travaillent dessus, les directeurs sont la plupart du temps français. Pourquoi me demanderez-vous ? Tout simplement, car l’IA, c’est des mathématiques. Et il se trouve que notre école des mathématiques est la meilleure du monde aujourd’hui. Il suffit de regarder le nombre de médailles Fields, on voit très bien que les Français sont en tête. C’est comme ça depuis 200 – 250 ans : nous sommes les meilleurs au monde en maths. D’autres écoles nous talonnent, l’école indienne ou l’école russe par exemple, qui sont également intéressantes. Mais il se trouve que l’application des mathématiques à l’IA fonctionne complètement correctement parce qu’aujourd’hui, l’IA n’est que mathématique. Mais en réalité, nous sommes les meilleurs dans ce qui est de la découverte des méthodes, des modèles, des algorithmes, etc. Ce n’est pas forcément le cas dans l’application ; les Américains, les Israéliens et d’autres nous dépassent. Mais je dirai que c’est plus un problème européen qu’un problème français. 

Selon vous, quelles sont les précautions à prendre pour que l’IA ne soit pas hors de contrôle ? 

L’IA ne peut tout simplement pas être hors de contrôle, puisque tout est notre fait. Il faut prendre des précautions, s’éduquer, comprendre ce qu’est vraiment l’IA, ne pas raconter tout et n’importe quoi. L’IA, c’est nous qui la maîtrisons, il ne s’agit pas de lui attribuer des pouvoirs magiques. Lorsque l’on comprend comment ça marche et qu’on s’éduque, il n’y a aucune raison de ne pas la contrôler. Bien sûr, on peut décider de lâcher prise, on peut décider de faire ce que l’on veut et d’utiliser l’IA à des fins personnelles. Mais à la fin, c’est toujours nous qui décidons et c’est de toute façon notre faute quoi qu’il arrive. 

ChatGPT fait beaucoup parler depuis sa sortie. Voisin proche de GPT–3, que pensez-vous de ces types de robots/logiciels ? Quels sont les avantages et inconvénients liés à l’utilisation de ce type de technologie en général et pour l’éducation à l’école ?

Tous ces logiciels, ce sont des outils que l’on peut utiliser comme on le souhaite. Effectivement, si on est capable de maitriser ces outils, pourquoi ne pas les utiliser ? C’est très bien, c’est une preuve d’intelligence, de capacité de pouvoir utiliser ces outils correctement. Si on se sert par exemple, de GPT-3 pour rédiger une dissertation, il faut quand même lui donner les bonnes instructions. En être capable, témoigne d’une certaine intelligence à comprendre comment marche l’outil. En somme, si une personne est capable de faire le travail en amont permettant une utilisation optimale et que cela l’aide à rédiger sa dissertation, je respecte cela. C’est un peu comme utiliser Photoshop pour faire un beau dessin. Ce sont des outils, des outils très puissants qui utilisent énormément de paramètres. GPT-3 a par exemple plus de 150 milliards de paramètres. Le problème, c’est que dans ces paramètres, on trouve nombre d’éléments erronés. Évidemment, ces intelligences artificielles n’ont aucune conscience et donc aucune conscience de la vérité. Les vérités sont multiples, je vous l’accorde, mais il y a quand même parfois des vérités incorrectes. En conséquence, il y a certaines choses qu’on peut faire écrire à GPT-3, qui sont complètement fausses. À titre d’exemple, on peut lui faire expliquer qu’un cancer peut se soigner avec des herbes médicinales. Pourquoi ? Parce que quelque part, à un moment donné, quelqu’un l’a écrit. Il faut donc se montrer très précautionneux et ne pas prendre ce qui est tiré d’Internet comme une vérité universelle et inébranlable. Il faut remettre en question, et garder en tête que GPT-3 peut dire des choses complètement incohérentes et que comme Codex, son petit frère qui code, il peut vous coder des trucs n’importe comment. En résumé, c’est intéressant, mais ce ne sont que des outils et tout dépend de la façon dont ces outils vont être utilisés. Il y a un côté dangereux que l’on ne peut occulter. Par exemple, vous pouvez demander à ChatGPT la composition d’une bombe artisanale. Certes, il existe des mesures de sécurité, mais en réalité, on peut toujours les contourner. Ça constitue un réel problème. Ces IA sont très puissantes ; entre les mains de n’importe qui, elles peuvent être extrêmement dangereuses.

Conversation réalisée avec ChatGPT.

Pensez-vous que les Français, les jeunes, ou le monde entier, sont suffisamment informés autour de ce grand thème qu’est l’IA ? En quoi serait-il important qu’ils le soient ? 

Je ne pense pas qu’ils soient suffisamment informés, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis là. On essaye de faire en sorte d’en dire plus et d’expliquer le plus possible ce qu’est ce grand domaine. Je pense qu’on est toujours un peu dans le mythe de l’IA parce que les sources d’informations des jeunes, ne sont pas forcément les bonnes. TikTok, ce n’est pas la vie. Sur ces réseaux, le sensationnel va primer sur la vérité. Donc, comme je le disais, il faut s’éduquer. Malheureusement, on n’a pas forcément les bonnes sources aujourd’hui. Toutefois, plein de gens sont capables d’expliquer ce qu’est l’IA, et heureusement.

Si vous aviez quelque chose à dire aux étudiants de la double licence et à tous les étudiants qui travaillent dans l’IA, ça serait quoi ? 

Ce serait de ne pas trop être excité par la technologie. Quand ils font de l’IA et quand ils font autre chose, les ingénieurs – dont je fais partie, ce qui me donne une acuité particulière – sont excités par la technologie, et par conséquent, un peu aveuglés par cette excitation. L’important est donc de garder les pieds sur terre et de prendre en compte l’impact de l’IA sur le monde en général. Voilà pourquoi il est important de s’intéresser à d’autres domaines, comme la philosophie, l’histoire ou la géographie, qui vont nous donner une vision plus globale, un tableau plus complet et vont nous permettre de cerner les impacts de cette technologie sur le monde en général… Des impacts, il en existe, évidemment. Sur le climat par exemple. Ou encore des impacts sociaux qui peuvent vite devenir inquiétants comme on l’a abordé précédemment. Il faut comprendre ces impacts. Il faut prendre le temps de s’éduquer sur les technologies elles-mêmes, mais aussi sur leurs impacts dans toutes les dimensions possibles et imaginables.

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Propos recueillis par Franck CHEN et Julien BERNARDI.