Alex Fleischer, « L’optimisation, c’est faire plus avec moins »

Passionné par les mathématiques dès son plus jeune âge, Alex Fleischer a fait des études d’ingénieur à Supaero où il a pu renforcer ses compétences en informatique et découvrir l’Intelligence Artificielle. Malgré l’hiver de l’IA dans les années 1990, il a voulu se tourner vers ce domaine et est alors rentré chez IBM. Après avoir travaillé quelque temps dans le contrôle aérien, il a pu rejoindre plusieurs start-up axées sur l’IA comme Temposoft et Ilog. Finalement, il est revenu chez IBM où il a travaillé dans le domaine de l’avant-vente Europe avant de se concentrer sur la France pour se spécialiser dans l’optimisation.

Dans quel domaine avez-vous eu vos plus belles réussites de l’implantation de l’IA en entreprise ?

Je ne suis pas allé vers un domaine en particulier mais plutôt vers l’optimisation. Il se trouve que c’est en finance qu’on trouve les retours sur investissement en optimisation les plus gros: si dans une industrie classique c’est en millions d’euros, en finance ça peut être en milliards d’euros parce que les  contraintes physiques qu’il y a derrière sont beaucoup plus légères.  Ainsi, il y a des volants d’optimisation très importants.

Ma réalisation publique la plus conséquente est d’avoir vendu un système d’optimisation à la Banque de France qui cherche un système pour le compte de la Banque Centrale Européenne. Il est encore en production. Avant ce système, toutes les nuits, chaque Banque Centrale en Europe réglait les acheteurs et les vendeurs en titres avec un gros problème de spaghetti mais qui était national. Il fallait trouver qui donne quoi à qui, ce qui n’est pas si simple. En effet, pour chaque place de marché, ils ne vérifient pas que les personnes ont des actifs sur leur compte. Il y a des transactions qui ne vont pas se réaliser. La Banque Centrale vérifie que les gens ont bien des actifs, des actions sur leur compte pour les transactions. Le but de la Banque Centrale est d’essayer de dénouer le maximum de transactions. Elles faisaient cela de manière nationale, et la Banque Centrale Européenne veut régler ce problème au niveau européen parce qu’elles étaient  sous-efficaces. Ils cherchent donc à créer un marché d’actifs au niveau européen. Il s’agit d’un projet à environ un milliard d’euros, c’est donc le plus gros projet de la Banque centrale Européenne après l’introduction d’une monnaie commune, l’euro.

Cela crée un problème énorme. Il y avait des personnes des Banques Centrales qui travaillaient depuis quatre ans sur le sujet, des mathématiciens qui essayaient de résoudre ce problème de spaghetti qui était trop gros. J’ai alors commencé à discuter avec eux. Je suis notamment allé à la Banque Centrale Italienne plusieurs fois et je suis parvenu à les convaincre au bout d’un an. Cela a été très laborieux parce que les Banques Centrales ne sont pas des acheteurs naïfs, ils n’achètent pas n’importe quoi. On a donc eu beaucoup de réunions. Pendant trois semaines, je me suis entièrement focalisé sur ce problème. Comme le problème était trop gros, il a fallu trouver une méthode de décomposition. J’ai alors dû écrire du code pour faire cette décomposition. Après des semaines vraiment intenses, nous sommes parvenus à une preuve de concept et le client a accepté le projet. C’est alors devenu une référence publique et il y a eu plusieurs articles à ce sujet. Il s’agit de ma plus grande réussite sur ces quinze dernières années.

Comment utilisez-vous l’optimisation dans votre travail? Pouvez-vous nous en dire plus sur CPLEX?

Pendant la seconde guerre mondiale, les Américains ont modélisé un problème: le Simplex. Cette modélisation les a aidés à décider ce qu’il fallait produire comme armement et comment le transporter de manière à produire le maximum d’armement par unité de temps. Cet objet mathématique a été créé par George Dantzig. Le CPLEX, qui est un produit IBM, est un simplex écrit en C, un langage informatique. C’est le produit qu’Ilog vendait et que IBM a racheté quand IBM a racheté Ilog.

« Faire des projets d’optimisation, c’est modéliser des problèmes dans tous les domaines pour faire plus avec moins. »

Faire des projets d’optimisation au sein d’IBM, c’est donc utiliser cet outil, le CPLEX, pour modéliser des problèmes dans tous les domaines: de la vie réelle, de certaines banques, de certaines compagnies aériennes, de certains énergéticiens… Le but est de les aider à faire plus avec moins et ainsi leur faire économiser énormément d’argent. Par exemple, chez les chemins de fer hollandais ils ont économisé 20 millions d’euros par an en décidant mieux quelle locomotive et quel wagon doit être sur quel service.

L’optimisation peut-elle également être utile dans le domaine de la santé ?

Il y a beaucoup d’utilisations de l’optimisation dans la santé. On a essayé de créer des maquettes qui ont été plus ou moins utilisées afin de montrer comment on pouvait coupler le machine learning, qui est très bon pour prédire les arrivées dans les urgences, et l’optimisation, qui est très efficace pour rééquilibrer les hôpitaux pleins vers des hôpitaux vides en organisant le transport avec des ambulances,  des trains et des avions. Mon utilisation préférée de simplex, tout domaine confondu,  est celle d’une petite boîte à côté de Bordeaux nommée Geosoft. Toutes les trente secondes, ils capturent les positions de tous les brancardiers dans un hôpital et, en fonction de la demande de transport, ils vont réallouer les brancardiers de manière à ce que le transport de patients se passe au mieux. Ainsi, les brancardiers sont passés de 18 km marchés par jour à 12 km. De plus, ils ont une heure de pause garantie et les blocs opératoires ferment 1h plus tôt en moyenne. Il est important de souligner qu’une heure de bloc opératoire en France représente 1000€. C’est donc 15 000€ de retour sur investissement par jour grâce à cette solution.

Est-ce que certains clients ont été réticents à l’implantation de l’IA dans leur entreprise, peut-être du fait qu’il n’en comprenait pas quel rôle jouait l’IA ? Quels arguments avez-vous avancés pour les convaincre des avantages de ces nouveaux outils ?

Au final, si nous reprenons le cas du brancardage,  tout le monde est content. Cependant, dans de nombreux hôpitaux, l’introduction de cette nouveauté a tout de même commencé par une grève. En effet, nous, les humains, sommes réticents au changement: nous n’avons pas envie d’être une ressource optimisée. Ainsi, comprendre ce que l’on a à gagner avec le projet peut prendre du temps et c’est d’ailleurs un des freins à l’adoption de l’IA par la société en général. Si nous revenons à l’exemple du brancardage, le brancardier y gagne parce qu’il a une heure de pause garantie et il marche 6 km de moins. De plus, les brancardiers n’aiment pas passer à côté de la morgue. Grâce à l’IA, ils passent tous le même nombre de fois dans le couloir de la mort et relativement moins que sans l’optimisation. Il faut donc se demander: Qu’est-ce que les gens ont à gagner? Ce qui intéresse le directeur financier, c’est l’argent. Au contraire, ce qui intéresse le  responsable des brancardiers, c’est le bien-être des brancardiers. En parlant surtout de retour financier, on oublie souvent tout le bien-être humain qui peut être lié à l’adoption de l’IA. 

Aujourd’hui, on ne peut plus ignorer le réchauffement climatique. Pensez-vous que l’IA a un rôle à jouer pour prédire ces phénomènes et, de manière générale, pour lutter contre le réchauffement climatique ?

L’IA peut en effet jouer un rôle clé dans la lutte contre le réchauffement climatique et j’ai d’ailleurs écrit un article dans ce sens. Depuis Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique en 1492, nous avons en quelque sorte découvert les ressources gratuites, que ce soit l’or, les esclaves, le charbon, le pétrole, l’uranium… Nous avons donc été habitués à découvrir de nouvelles ressources à moindre coût.  Depuis le comité de Rome en 1972, où des personnes ont essayé d’éveiller les consciences, nous nous apercevons que derrière toutes ces ressources gratuites, il y a un problème et une nécessité d’optimisation, c’est-à-dire faire plus avec moins, ou alors faire moins avec moins. Dans tous les cas, il faut utiliser moins de ressources et émettre moins de CO2. Ainsi, je pense que la technologie peut aider à lutter contre le réchauffement climatique.

Vous avez pu voyager grâce à votre travail et découvrir de nombreux marchés. Le marché français est-il différent des autres pays ? La France est-elle en retard ou en avance en matière d’IA ?

Selon moi, nous sommes en avance en matière d’IA du fait d’abord des formations en mathématiques assez poussées et plus ou moins accessibles. De plus, certains langages d’IA, comme Prolog ou encore ILog, sont nés en France. Ainsi, il y a toute une école d’IA à la française. Cependant, je ne pense pas que l’on soit les premiers au monde. On n’a pas autant de start-up qu’un certain nombre de pays, il y a des problèmes d’inertie que j’ai pu observer au niveau européen quand je couvrais ce marché en particulier, et la France est d’ailleurs un des marchés où il est le plus difficile de vendre. Cela pourrait être dû à notre culture latine: en comparaison, la Hollande a un focus optimisation non négligeable.

Comment s’organise un projet en IA ? Quels sont les différents types de profils que l’on retrouve dans une équipe projet ?

Pour un petit projet, une seule personne multi-compétences va tout faire. En revanche, un gros projet nécessite des équipes ayant des formations et des objectifs différents. Par exemple, il y aura une personne experte en optimisation, un expert en recherche opérationnelle, des experts en machine learning,…  Généralement, ce sont des équipes assez larges en expertise.  Dans une équipe, on retrouve aussi des personnes ayant des formations en psychologie, parce que l’accompagnement dans le changement et le suivi au quotidien des utilisateurs sont primordiaux. 

« Quand les ingénieurs sont aux commandes, l’utilisateur est oublié. »

Dans un projet d’IA, pendant que je travaillais à Ilog, notre Bible était le livre The Inmates Are Running the Asylum (« Les fous gèrent l’asile ») de Alan Cooper. Selon les auteurs de ce livre, quand les ingénieurs sont aux commandes, nous créons des systèmes que les ingénieurs aiment mais qui ne sont pas utilisables et utilisés parce que c’est trop compliqué pour l’utilisateur. En effet, le souci de l’utilisateur a complètement été oublié. Dans une équipe, il faut donc aussi des personnes orientées « usability », c’est-à-dire usage, et, souvent, les psychologues et les ergonomes sont beaucoup plus orientés là-dessus. Par exemple, dans le contrôle aérien, il y a des informaticiens, des personnes qui font de l’optimisation, des personnes travaillant dans l’IA… Mais, il y a aussi des personnes qui sont justement experts sur le facteur humain. En effet, le facteur humain est clé, il faut vérifier que le rythme cardiaque du contrôleur aérien et du pilote ne s’emballent pas, qu’ils restent dans des conditions de stress qui ne soient pas dangereuses, qu’ils ne perdent pas leurs moyens…

Un projet d’IA embarque de nombreux profils différents qui sont plus ou moins mathématiques, informatiques et  tournés vers la psychologie et l’humain. Enfin, on retrouve des personnes qui s’occupent d’éthique pour vérifier qu’en aucun cas le système peut dériver et devenir néfaste. IBM fait pas mal de recherches à ce sujet. L’idée est d’impliquer dans les projets plus de femmes pour qu’il y ait plus de diversité, à la fois en termes de profils, de formation mais aussi en termes de genre, d’ethnies, de religion. Cela permettrait également d’éviter qu’il y ait des biais.

Python est très populaire parmi les informaticiens et les scientifiques des données. Qu’en pensez-vous et quel est votre langage de programmation de prédilection?

On met du temps à changer de de langage de prédilection. Le premier langage que j’ai appris était le Pascal, un langage de programmation structuré, qui a de grandes qualités mais qui n’a pas suffisamment évolué, ce pourquoi le langage que j’utilise le plus aujourd’hui est le Python. Je regrette tout de même le Prolog qui était mon langage préféré à un moment. En effet, il permet de modéliser de manière algébrique et à un plus haut niveau qu’un langage qui dit exactement à la machine quoi faire. Par exemple, sur l’optimisation nous proposons à nos clients une vingtaine de langages différents, mais mon langage préféré est OPL, un langage de modélisation algébrique. Au quotidien, c’est le langage que j’utilise quand je n’utilise pas Python.

OPL retour d’expérience: maximiser l’utilisation de la CPU de l’expert en RO

Comment a évolué votre métier avec le développement de l’IA et comment l’imaginez-vous dans les années à venir ?

C’est toujours difficile de faire des prédictions parce que cela change énormément. Quelque part, l’IA était un peu un échec, un tabou. C’était difficile à mettre dans un CV, même dix ans auparavant. Depuis, il y a eu la vague du machine learning développé par Yann Le Cun qui, lui aussi, a labouré dans le désert pendant des années parce que les gens ne comprenaient pas ce qu’il faisait. C’est difficile de faire de la prospective, mais il est indéniable qu’il y a eu des changements majeurs suite à des réussites en machine learning et en IA en général. Personnellement, j’aimerais qu’il y ait plus de succès sur les aspects optimisation parce que c’est un domaine avec de nombreuses possibilités et perspectives d’avenir. Après, il y a la question de savoir si l’IA va de nouveau connaître un hiver ou si elle va enchaîner les réussites.

Propos recueillis par DRAGHI Ameline et VICENTE Manon