Anice Lajnef a été trader pendant 18 ans chez Nomura, Barclays et à la Société Générale, où il a également été responsable trading sur les marchés dérivés actions et indices. Aujourd’hui, il se présente comme un entrepreneur dans les nouvelles technologies et il s’attache à rendre la finance et l’économie accessibles au plus grand nombre, notamment sur Twitter.
Comment l’intelligence artificielle s’est-elle développée dans la finance et comment l’utilisez-vous ?
Jusqu’à 2010-2011, nous n’entendions jamais le terme IA mais il existait une forme d’algorithmie que nous pouvions voir comme une sorte d’intelligence artificielle mais sans learning. Ces algorithmes sont fabriqués par les traders qui retranscrivent à partir de donnés et de leurs connaissances l’état du marché dans lequel ils opèrent. Ces méthodes dites « in sample » où l’on paramétrise les données pour essayer de prévoir le futur représentaient 80% des modèles utilisés. Ces derniers sont les modèles avec les mathématiques les moins avancés. Cependant ces modèles essaient de prévoir le futur alors que généralement la méthode en finance est de collecter des données du passé, à savoir les signaux d’achats et de ventes, pour pouvoir en tirer des paramètres qui optimiseront une stratégie. Ces signaux sont construits à partir de données brutes que l’on manipule pour essayer de tirer un lien logique entre elles, comme une corrélation, et d’en faire des moyennes. C’est donc à partir de 2010-2011, quand la puissance des ordinateurs a commencé à croître et que la collecte de données se faisant de plus en plus facilement, que nous avons commencé à entendre parler d’intelligence artificielle. Ces dates peuvent cependant être différentes en fonctions des pays. En effet, les mathématiques derrière l’intelligence artificielle sont connues depuis les années 1960. Les deux méthodes utilisées en intelligence artificielle sont les réseaux de neurones et les SVM (Super Vecteur Machine). Notons, de plus, qu’il est nécessaire d’effectuer un travail de tri des données en amont, en effet, la quantité de données dont on dispose ne cesse d’augmenter notamment avec l’émergence du stockage en cloud (il est possible d’enregistrer le mouvement des actions secondes par secondes). Il faut donc donner les meilleures données possibles pour guider la machine. Gardons à l’esprit que le but de ces algorithmes est d’essayer de modéliser l’intuition humaine.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les réseaux de neurones et les SVM ?
La méthode des réseaux de neurones est un système non linéaire où nous essayons d’inculquer à la machine une manière de réagir grâce à certains paramètres et aux connectivités entre chacun des nœuds. Avec cette méthode, plus un algorithme apprend plus sa précision s’affinera. La méthode des SVM (Super Vecteur Machine) est un modèle où nous cherchons à classifier le plus de données possible pour former des groupes qui répondent à certains paramètres du domaine financier comme la volatilité historique ou les données de learning. Prenons un exemple où nous avons classifié les données en deux groupes. Cela nous donne deux nuages de points, un représentant les données qui répondent à un paramètre pour lequel nous devons acheter et l’autre pour lequel nous devons vendre. Il suffit ensuite de construire une droite équidistante de ces deux nuages de points. Cette droite servira de base pour pouvoir classifier un évènement dans l’une ou l’autre des catégories. Dans cet exemple, nous avons pris le cas d’un plan (bidimensionnel), cependant il faut souvent réfléchir sur un espace multidimensionnel. Pour un trader, il est important de trouver les meilleures données possibles. Avec l’émergence du cloud nous avons pu enregistrer le mouvement des actions tic par tic (soit chaque seconde voire plus), il était donc possible d’avoir un énorme recueil de données. Le but étant de modéliser l’intuition humaine dans un algorithme. Néanmoins, il faut aussi guider la machine avec les données.

Les algorithmes de trading pourraient-ils remplacer les acteurs humains ? Existe-t-il des limites à l’intelligence artificielle dans ce domaine ?
Les acteurs humains sont déjà remplacés pour la plupart par des algorithmes de trading. En effet, les transactions sont pour la plupart électroniques et 85% des exécutions de prise de décisions sur les marchés sont effectuées par des machines (algorithmes). Cependant cela présente certaines limites. Afin d’illustrer ces-dernières, prenons l’exemple du flash crash de mai 2010 qui a fait paniquer une grande partie de la sphère financière. Durant ce mois de mai 2010, le marché a perdu 10% au global en quelques minutes, ce qui a forcé les algorithmes à fonctionner dans un monde financier où elles n’avaient pas appris comment réagir à ces situations. Ceci a donc engendré des situations improbables comme des machines qui vendent des actions à quelques centimes de dollars des actions qui en valaient 80 quelques minutes plus tôt. Ces choix n’auraient jamais pu être faits par un être humain car à la différence de la machine, il possède du bon sens. Ainsi, il aurait fallu débrancher toutes les machines pour pouvoir les arrêter. Cet évènement a permis une prise de conscience sur les dangers de l’utilisation d’algorithmes dans le trading. C’est un point que je développe sur mon Twitter en tant qu’analyste en parlant d’un chemin des improbables qui n’est pas pris en compte par l’algorithmie intelligente. Quand une machine apprend, elle apprend à partir du passé, donc elle ne peut réagir a des nouvelles situations qui n’ont pas d’antécédent historique. Les machines ne peuvent acquérir le « bon sens » qui est propre à l’être humain; là où ce dernier s’adapte face à l’inconnu, la machine ne pourra pas s’adapter et fera donc des choix improbables. Je pense que le plus dangereux était quand ces algorithmes défectueux, face à cette nouvelle situation, se sont mis à interagir entre eux rendant ainsi le marché parfaitement instable. Récemment en Indonésie, une voiture Tesla a complètement déraillé, tuant deux malheureuses personnes. Pourquoi ? Simplement car cette machine exécute naïvement son Learning sans savoir réellement ce qu’il se passe. Justement dans ces cas-là, quand est ce que l’algorithme lui dit de s’arrêter ? Nous ne le savons pas vraiment, et c’est bien ce chemin de l’improbable qui peut causer des dommages et nous affecter.
Est-ce que l’implémentation des robots de trading apportera de l’aide uniformément à tous les niveaux de compétences ? Est-ce uniquement une avancée pour les personnes déjà initiés à ce monde ?
Il faut différencier l’algorithme et l’intelligence artificielle. Un algorithme est figé, c’est la description d’une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée. L’intelligence artificielle diffère, dans le sens ou ce n’est pas figé. En effet, nous lui donnons un passé, en fonction de cela elle apprend et s’améliore dans sa prise de décision. Un algorithme de trading exécute simplement la pensée d’un trader, tandis que l’intelligence artificielle va agir et réfléchir par elle-même. Maintenant pour répondre à ta question, cela dépend. Si ce sont des algorithmes d’exécution cela peut être utilisé par tout le monde. Après oui, si ces algorithmes contiennent de l’intelligence artificielle je pense que pour bien utiliser ces technologies il faut quand même être formé. D’autant plus qu’aujourd’hui pour la plupart des individus, juste le fait d’entendre intelligence artificielle peut être effrayant. D’ailleurs cela me fait penser à certaines personnes qui pensent utiliser de l’intelligence artificielle dans la finance, juste en achetant des bots de trading. Ces bots sont loin d’être performants, et n’utilisent même pas d’intelligence artificielle, ils jouent juste sur les tendances. En effet si le cours d’une action monte, l’algorithme va acheter. Si par ailleurs par le cours d’une action baisse l’algorithme va vendre. Cela n’a rien de magique, et c’est connu depuis la nuit des temps. Cependant, si nous nous intéressons à Tower Capital qui est un Hedge fund qui se trouve aux Etats-Unis où d’ailleurs leur trader le plus performant est français. Je peux vous affirmer que leurs algorithmes sont très profonds et utilisent de l’intelligence artificielle. Nous pouvons être sûrs que ces algorithmes ne seront pas partagés ni même vendus. Ils peuvent néanmoins proposer à des particuliers de faire fructifier leur capital à la fin du mois ou de l’année.
Les robots d’investissement qui proposent des conseils en termes d’investissement ont-ils un avantage par rapport aux financiers humains ?
Alors déjà les algorithmes ne sont pas de sentiments, face à une situation. Ils sont « froids » et vont prendre des décisions en fonction de ce qu’ils savent. Pour illustrer cela, imaginons qu’une action prend par exemple 7 % de valeur, un humain serait tenté de la vendre bien rapidement, ce qui pourrait ne pas être optimal. Tandis qu’un algorithme, s’il sait que l’action a un potentiel et peut augmenter encore plus, alors il va simplement attendre : ce qui peut être très difficile pour un humain. Dans cet aspect, oui il y a un avantage aux robots de trading. Cependant, ils ont une représentation du monde, qui n’est pas continue mais discrète. En effet lorsque je lui donne des data, c’est et ça restera discret car on n’apprend pas à un robot une représentation du monde continue. Ce qui pourrait être hyper complexe, et c’est peut-être là, l’avenir de l’intelligence artificielle : le passage du discret au continue. Je vais vous donner un exemple, lors de la crise du Covid, on s’est posé plusieurs questions : Combien y a-t-il de cas par jour ? Combien de lits de réanimation sont occupés ? À quel point le variant est contagieux ? Comme vous le voyez on a essayé de représenter le monde avec seulement quelques variables et en fonction de ça on prend des décisions. En revanche à aucun moment nous nous sommes demandé par exemple : Le confinement ne va-t-il pas rendre fou les individus ? Cela ne va-t-il pas engendrer un problème sociétal ? Pour les enfants, le fait de voir uniquement des personnes masquées ne va-t-il pas leur poser des troubles dans le futur ? Parallèlement, dites vous que c’est pareil dans la finance, on a beau lui donner tous les paramètres que nous voulons, nous lui donnerons toujours un état des lieux discrets. À partir de là, l’algorithme va exécuter un Learning froidement que nous lui avons appris en amont, tandis que l’être humain va avoir du bon sens. Les humains ont du bon sens et de l’intuition, et c’est encore plus fort que ça c’est immatériel. C’est quelque chose que les yeux ne peuvent pas voir, mais que le cœur, lui seul peut comprendre, comme le disait le philosophe Pascal.

Voyez-vous l’implantation de ces algorithmes comme une forme d’égalité entre les personnes ? Cela permettra-t-il éventuellement à des nouvelles personnes sans compétences de pouvoir s’intéresser au monde de l’investissement sans prendre de risques ?
Non, les robots de trading ne sont pas une forme d’égalité entre les individus. Je peux vous assurer d’un algorithme de trading qui est vraiment rentable ne sera pas partagé. A part si éventuellement, la personne est vraiment altruiste mais dans le monde de la finance j’en doute vraiment. De plus, une erreur que certains font dans le monde de la Finance c’est de penser que c’est seulement technique. En finance, une valeur est primordiale : la confiance. Comment vous pouvez expliquer qu’un algorithme munit d’une intelligence artificielle peut détecter une personne malhonnête qui ne tient pas ses paroles comme SBF qui avec sa plateforme FTX a arnaqué de nombreux ménages. L’homme peut être un tricheur et mentir, comment pouvons nous matérialiser la confiance mathématiquement dans un algorithme ? Comment détecter qu’un trader d’une banque va tromper tout le monde et traiter pour beaucoup plus que ce que les chiffres annoncent ? Comment l’algorithme va-t-il se rendre compte de la supercherie ? Il est là le danger, en effet ça va marcher 99,9 % du temps parce qu’il n’y a pas des tricheurs tout le temps mais le jour où ce petit pourcentage restant se réalise… .
Si vous aviez un message à faire passer aux jeunes étudiants en IA, ce serait quoi ?
Mon conseil serait d’aujourd’hui ne pas faire confiance 100 % à l’intelligence artificielle, à l’algorithmie, à un monde discret. Il y une partie immatérielle qu’il faut prendre en compte, et qui sera au grand jamais matérialisable, comme la foi en projet financier, la confiance. Le danger de l’intelligence artificielle, je l’ai vu dans le trading : nous avons commencé licencier des traders pour les remplacer par des machines. Nous arrivons dans un système froid et inhumain où il y a énormément de volatilité dans les marchés car ce sont des machines qui se battent entre elles. Les cours boursiers montent, puis baissent et nous ne savons pas toujours pourquoi. Il faut absolument éviter que l’homme soit au service de la machine, c’est la machine qui doit être au service de l’homme. Voilà votre objectif car sinon dans certains domaines cela peut vite dégénérer…
Propos recueillis par Nawfel Zouhri et Louis de Oliveira