Pubs anodines ou pas ? Matthieu Gbetro nous fait entrer dans les coulisses du monde publicitaire. Business development director chez Freewheel, une division du géant américain Comcast, il nous offre son point de vue sur l’utilisation de l’IA dans la publicité. Riche en expériences, ce dernier évoque le déploiement de l’IA dans notre vie quotidienne, tant personnelle que professionnelle.
L’entreprise dans laquelle vous travaillez actuellement est en charge de la technologie publicitaire au sein du groupe Comcast. Pourriez-vous nous décrire en quoi cela consiste et nous indiquer quelle est l’essence de votre métier ?
Notre métier, c’est de servir de la publicité pour les chaînes de télévision à l’aide d’un ensemble de logiciels et d’outils. Dans ce cadre, je travaille dans l’équipe Advanced TV. Mon métier est de mettre en œuvre et construire des produits pour les amener sur les marchés qui touchent à la publicité avancée sur la télévision, et plus particulièrement la télévision segmentée. Je m’explique. Jusqu’en été 2020, il était interdit en France, pour des raisons légales ou autres d’avoir un flux de télévision différencié. C’est à dire que deux personnes regardant la même chaîne de télévision au même moment devaient avoir les mêmes publicités. Mais depuis deux ans, les sociétés ont pu développer légalement certaines techniques qui ont permis à la publicité de se décrocher petit à petit. Ce qui fait que sur YouTube, à la télé, ou sur des sites internet, vous avez désormais des publicités différenciées. Cela provient du fait que l’on va analyser votre profil, qui vous êtes, ce que vous aimez etc… Et c’est là que commencera à intervenir l’intelligence artificielle.
Vous avez mentionné l’Advanced TV : pouvez-vous nous éclaircir sur ce concept nouveau, notamment ses différences avec le mode traditionnel de télévision linéaire ?
La télévision traditionnelle, ou encore la télévision linéaire, renvoie à la télévision telle qu’on la consomme de manière classique depuis toujours. C’est-à-dire que l’on regarde un programme ou un spot de publicité au moment où il est diffusé par la chaîne de la TNT (Télévision Numérique Terrestre). En d’autres termes, le contenu est diffusé selon un calendrier prédéterminé et tous les téléspectateurs le regardent en même temps. Par exemple, la chaine TF1 va construire son flux à l’avance et disposer d’un programme de 24h pour tel jour : chaines, émissions télés, pubs… Il y a donc très peu de latitude : un tube est diffusé dans toute la France, que ce soit en hertzien ou par box internet. Mais aujourd’hui, la télévision linéaire reste le type de visionnage quotidien le plus courant : 60% des Français regardent la télévision via une box internet. Cette diffusion par un canal digital permet une capacité de manipulation du flux beaucoup plus importante, notamment en termes de publicité. C’est ainsi que survient la philosophie même de l’Advanced TV : comment est-ce que je modifie ce flux pour apporter plus d’intelligence dans la publicité ? C’est ce que l’on appelle le marquage, c’est-à dire-que les broadcaster marquent les flux et envoient un signal lorsqu’il y a une coupure de pub aux acheteurs de pub. ‘’Il y a 3 pubs de 30 secondes, une pub de 15 secondes’’ ; voilà comment le tunnel de pub est construit. Il faut donc adapter ce tunnel à chaque téléspectateur. Le métier principal de l’Advanced TV aujourd’hui est donc de décider de manière stratégique, quelles pubs, dont on dispose est-ce qu’on envoie par-dessus le tunnel de pub primaire, afin de diffuser de façon pertinente des messages publicitaires différenciés mais adaptés à ses audiences.

L’IA semble jouer un rôle important dans votre profession, dans la mesure où l’Advanced TV effectue une personnalisation des pubs, cherchant à cibler le mieux possible ses utilisateurs/foyers. Quel processus se cache alors derrière cette segmentation ?
Le fait de différencier et distinguer les publicités en fonction des utilisateurs induit que l’on dispose de connaissances et d’informations sur eux. Ces informations peuvent être soit déterministes, soit probabilistes. Les données déterministes sont des données sûres et fiables à partir desquelles peut s’effectuer un processus d’identification de l’utilisateur. Imaginons que vous disposiez d’un abonnement chez Orange qui va collecter des informations sur vous telles que votre nom, prénom, âge, adresse etc…. À partir de là, les données probabilistes vont pouvoir être définies, calculées, et supposées en utilisant les données déterministes. C’est ainsi que l’on commencer à tisser et construire tout un profil sur nos utilisateurs pour comprendre toujours plus de choses sur eux.
Là où l’intelligence artificielle commence vraiment à travailler dur, c’est lorsqu’elle va devoir analyser les caractéristiques des clients habituels pour établir une cible publicitaire composée d’individus ressemblant à cette clientèle : c’est ce que l’on appelle le look alike. Tout le modèle de la publicité digitale fonctionne ainsi : on agrège, on étend et généralise aux autres utilisateurs. C’est alors que les algorithmes entrent en œuvre et permettent de toujours mieux comprendre les utilisateurs, en supposant qui vous êtes, qui vous allez être, en fonction de ce que vous avez été. Mais de quelle façon ? À partir de base de données comme des appétences ou des potentiels de chance qu’un utilisateur soit intéressé par un produit. Ce dont on ne se rend pas compte aujourd’hui, c’est que les pubs n’arrivent jamais par hasard. Dans le cadre de publicité digitale, selon vos recherches, les algorithmes viendront modifier votre profil de façon à refléter vos appétences et déterminer le degré de pertinence d’afficher ou non telle pub. Lorsqu’une publicité est bien ciblée, les utilisateurs ne se plaignent pas. C’est tout ce « décisionnisme » qui implique voire rend indispensable l’intervention de l’intelligence artificielle.
Lors du dauphine digital days vous avez evoqué le DOOH, pouvez vous expliciter cela ?
Le digital out of home media (DOOH), c’est de la publicité en extérieur digitalisée comme les panneaux samsung par exemple. Digitaliser l’affichage permettrai de mieux cibler les clients dans les espaces publics.

Lorsque vous travailliez chez facebook, l’IA était-elle aussi présente ? Le ciblage publicitaire était-il le même ?
Facebook en France est au centre de tout ce qui est reconnaissance d’image pour le monde entier chez facebook. Un laboratoire qui s’appelle FAIR, partagé entre les États-Unis et la France, utilise l’intelligence artificielle pour reconnaître. Il y a un aspect commercial et sécuritaire qui fait qu’ils analysent toutes les images. Dès que vous postez une image sur Facebook, elle est analysée pour être sûr qu’il n’y a pas de nudité, d’illégalité etc. Elle peut aussi être analysée sur demande judiciaire pour voir s’il n’y a pas une personne recherchée. Dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès par exemple, je pense que les algorithmes de Facebook sont tout le temps en train de chercher s’ils ne le trouvent pas quelque part. Ou du moins, ils font cette recherche si on le leur demande car ils ne le font pas naturellement. Et moi, à l’époque ou je partais de chez facebook, si vous aviez un chien sur une photo, ils étaient au stade où ils arrivaient à 100% à reconnaitre la race du chien. Cela se faisait réellement de façon automatique.
Ayant eu un vaste parcours lié à l’importance de l’IA dans les métiers publicitaires, que pensez vous des limites de l’utilisation de l’IA dans ces domaines là ?
L’un des débats les plus les plus fréquents autour de l’IA (même si je n’y vois pas de gros problèmes légaux) est la vision dystopique des machines se rebellant contre les hommes. Or l’IA a beau être super intelligente, elle ne fait pas plus que ce qu’on lui demande. On n’est pas encore au niveau de la science fiction où l’IA est capable de penser tellement fort qu’elle fait des choses qu’on ne lui a pas demandé. Ça c’est un premier point. Par contre, on se demande toujours, puisqu’elle ne fait que ce qu’on lui demande, si l’IA n’enferme pas l’utilisateur dans dans le prisme de son fonctionnement ? Est ce que ça ne l’empêche pas de découvrir des choses, de penser différemment, etc ? Par exemple si vous commencez à chercher à acheter une voiture, typiquement une voiture, on ne l’achète pas en un claquement de doigts, on y réfléchit longuement. Donc pendant des semaines probablement, vous ferez des recherches sur des voitures et l’IA vous enfermera dans la voiture. Alors que peut être qu’à ce moment là, une personne aux mêmes qualifications que vous n’est pas en train d’acheter une voiture. Elle fait sa vie, puis on lui fait découvrir un truc génial qui change sa vie. Mais comme à ce moment là vous étiez enfermé dans la recherche de voiture, vous passez à côté d’une opportunité. Le vrai problème de l’IA c’est ça ; cette logique par laquelle on détermine la personne par ce qu’elle fait, on l’empêche de devenir autre chose et de se développer.
Je dis toujours : « l’IA c’est votre boulangère. »
Mathieu Gbetro
Si vous rentrez chez votre boulangère et que vous y allez tous les jours, au bout d’un mois, quand vous rentrez, elle vous dit : ‘‘une baguette et deux croissants comme d’habitude’’. C’est ça le problème du système. Mais quand on représente la boulangère, on se dit c’est ça qu’on fait, on regarde les gens, on comprend ce qu’ils font et puis on leur propose ce qu’ils font.
Si votre métier n’était pas aussi impliqué dans ce domaine, penseriez-vous que l’intelligence artificielle aurait une grande importance dans notre futur ?
J’y crois beaucoup parce que j’en vois l’intérêt tous les jours. J’ai fait de la publicité pendant la quasi totalité de ma carrière. Mais je vois aussi l’utilité de l’IA en dehors de la publicité et je ne crois pas à ce que j’appelle l’effet Terminator, c’est à dire les machines qui prennent le pouvoir. Après tout dépend. Encore une fois, si on évite de mettre les gens dans des cases, alors c’est génial.
Lorsque je travaillais chez orange par exemple, Je travaillais sur la monétisation de la data opérateur. On constatait les données qu’on avait en tant qu’opérateur et qu’est-ce qu’on pouvait en faire. J’ai découvert avec surprise qu’on pouvait vendre ces données à l’opérateur du périphérique. L’opérateur suivait ses clients tout autour du périphérique afin d’avoir une meilleure précision sur les temps de trajets.
Il en fut de même pour un de mes amis travaillant pour la BNP en partenariat avec orange. Pour assurer la sécurité des paiements par carte bancaire, ils ont mis en place un système pour borner les téléphones avec l’utilisation de la carte bancaire. Ça ne sert à rien, entre guillemets quand on est à Paris. Mais eux, leur cas d’usage, c’était de dire quoi ? Je suis ici à Paris, il est 9 h 52, mon téléphone est là, je le borne là. Si à 16 h je suis à Calcutta et que je suis en train de faire un paiement dans un magasin, est ce qu’il faut autoriser le paiement ou pas? Si le téléphone est à Calcutta, ils vont l’autoriser. Si le téléphone est à Paris, ils ne vont pas l’autoriser.
Finalement, pour vous, en quoi l’IA améliorera-t-elle notre société future ?
Je pense qu’elle va apporter beaucoup plus de sécurité et beaucoup plus d’efficacité pour les entreprises. Mais moi je me demanderais plutôt si ça va coûter plus écologiquement de mettre en œuvre l’IA que les gains de productivité et d’efficacité pour les entreprises. Le vrai enjeu, pour moi, est là. L’objectif de plusieurs entreprises dans le futur sera probablement d’évaluer l’impact écologique de l’innovation.
Pour conclure, si vous aviez un message à faire passer aux étudiants en intelligence artificielle, quel serait-il ?
Je leur dirait, comme je le disais avant, de bien mesurer si le gain qui sera amené par l’utilisation de l’IA justifie les moyens qui doivent être mis en œuvre. J’aimerai qu’ils continuent de se demander si on est pas en train de se tirer une balle dans le pied à toujours vouloir faire toujours plus, toujours plus vite, toujours plus efficace. Il faut faire des choses qui servent à quelque chose en prenant en compte les impacts qu’elles ont sur la planète. Enfin, faites attention à l’utilisation de l’intelligence artificielle à des fins néfastes.
Propos recueillis par Clémence JIN et Kaéla BOKO.