
Plus que jamais, la frontière entre sphère privée et sphère professionnelle se trouble. Le travail empiète progressivement sur notre vie personnelle, au point que le temps libre soit devenu une ressource rare et marchande. Ce mercredi, les débatteurs des Jéco se sont penchés sur la conquête de la sphère non marchande par la sphère marchande.
Travail ou loisir ? Il faut choisir, car il devient difficile pour les salariés de concilier les deux. Depuis une vingtaine d’années, les horaires de travail deviennent atypiques. « Déjà dans une enquête réalisée en 2010, seuls 55 % des salariés en France déclaraient avoir des horaires standards », souligne Jean-Yves Boulin, sociologue et spécialiste du temps de travail; il s’inquiète de l’interpénétration croissante de la sphère privée et de la sphère professionnelle. « Prenez l’exemple d’Amazon ! A Noël avec la charge de travail, les salariés dorment directement sur leur lieu de travail pour gagner du temps. »
Si le cas du groupe de distribution reste extrême, le recul progressif du temps libre semble acté. En 2015, 45 % des travailleurs européens ont dû travailler sur leur temps personnel et 14 % de ces travailleurs se disent en permanence préoccupés par leur travail une fois chez eux. Résultat : Un mot, un seul revient: le burn out. Depuis 25 ans, selon Jean-Yves Boulin, un nombre croissant de salariés estime aussi devoir travailler plus vite: « Avec la densification du temps de travail, les salariés ne trouvent plus de sens à leur tâche. » Le bien-être au travail en pâtit.
Ne rien faire devient soit un luxe, soit une abomination
Heureusement, les travailleurs « oppressés » peuvent se réfugier dans leur temps libre pour se ressourcer. En théorie. Dans la réalité, les heures hors temps de travail deviennent un enjeu important pour les entreprises. Le débat, suite à la loi Macron, pour l’ouverture des commerces le dimanche en est la preuve. Or, travailler le dernier jour de la semaine a des conséquences sur la vie sociale des salariés. « Pour deux heures de travail le dimanche, les études montrent que les salariés ont un tiers en moins de temps conjugal. En plus, les repos compensateurs en semaine ne permettent pas de récupérer correctement. Les travailleurs sont en décalage avec la vie sociale des autres personnes. » Un mal-être s’installe.
Pour aller plus loin : You don’t need more free time – Cristobal Young
Plus pernicieux, les effets du travail le dimanche se font aussi sentir chez les personnes en repos. « Ouvrir les commerces le dimanche est une injonction à consommer pour les citoyens« , estime le sociologue. Et d’ajouter: « La sphère non marchande est maintenant soumise à un critère de rentabilité. Imaginez-vous : pour beaucoup de personnes, ne rien faire devient soit un luxe, soit une abomination. »
Alors, pour le peu de temps libre qui reste, les consommateurs délèguent les tâches les plus chronophages à des entreprises : cuisiner, garder ses enfants voire même passer dire bonjour à ses grands-parents. La sphère marchande saisit ainsi l’opportunité de phagocyter la sphère domestique et le lien social. « Après tout, nous n’allons pas regretter d’avoir des gens compétents et disponibles pour nous faire gagner du temps », rétorque pour conclure Michèle Debonneuil, administratrice de l’INSEE et ancienne inspectrice générale des Finances.
Benjamin Campech