Réguler l’économie du cannabis pour couper l’herbe sous le pied des trafiquants

Face à l’échec de la politique prohibitive française, des économistes réfléchissent à la possibilité de réguler le commerce de cannabis pour lutter contre la délinquance. Les effets bénéfiques sur les comptes publics et la sécurité seraient nombreux mais pour le moment les responsables politiques n’infléchissent pas leur position. Le sujet reste sensible, pourtant des fonctionnaires assument de plus en plus leurs positions en faveur d’une forme de dépénalisation.

« La France est un des pays les répressifs à l’encontre des fumeurs de cannabis, pourtant c’est le champion d’Europe de la fumette », assène d’emblée l’économiste Emmanuelle Auriol, auteure de l’essai En finir avec les mafias. Chaque jour 700 000 personnes font ce geste devenu banal mais toujours interditPour la professeure à la Toulouse School of Economics, la politique actuelle de l’Etat « est une démission complète« .  Les chiffres parlent d’eux-même : 60% des hommes de 18 à 25 ans et 40% des femmes du même âge ont déjà expérimenté le cannabis. Pire, en France, les jeunes de 16 ans ayant fumé au cours du dernier mois sont les plus nombreux d’Europe. 

La défaite de la politique prohibitive se mesure aussi à la taille du marché noir du cannabis. Tous les ans ce sont  50 milliards d’euros qui échappent totalement à l’Etat, alors même que la police consacre un million d’heures à traquer dealers et consommateurs. Selon l’économiste une légalisation assécherait les trafics tout en créant  de la valeur.

Briser le statut-quo

Pour Christian Ben Lakhadar, économiste, auteur d’un rapport pour le think-tank Tera Nova intitulé Réguler le marché pour sortir de l’impasse, la prohibition  est responsable de  » tension grandissante entre la population et la police » et est discriminatoire car elle touche les populations les plus défavorisées. Pour lui, la légalisation est « possible et urgente » car les prohibitionnistes n’ont « jamais pris en compte les coûts liés à l’interdiction« .

Pour étayer son propos, il cite l’exemple de légalisation récente du secteur des paris en lignes en 2010. Des jeux » responsables de la ruine et parfois du suicide de certaines personnes » selon l’économiste, mais dont les dérives sont dorénavant limitées grâce l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel). Cette dernière a noté une quasi disparition des jeux illégaux en ligne, une fraude presque inexistante et un marché qui n’a pas du tout augmenté.

Tout cela ne règle pas une question cruciale : comment réguler la consommation de cannabis ? Les économistes présents sur scène, préconisent non pas de s’attaquer à l’offre (le trafic) mais à la demande, en faisant de la prévention.  » Il faut envoyer des rappeurs dans les écoles pour parler des dangers du cannabis! », pense Emmanuelle Auriol.  De même Christian Ben Lakhadar estime que les autorités devraient s’inspirer des politiques mises en places pour les boissons alcoolisées : » Hey les jeunes ! Vos parents étaient de gros alcooliques, on buvait 22 litres d’alcool pur en 1970, aujourd’hui c’est moitié moins et ça c’est grâce à la loi Evin, pas à la prohibition« , affirme-t-il.

Le constat de l’économiste de Tera Nova est lapidaire :  » le statu quo n’est pas tenable« . Mais les modalités de dépénalisation sont innombrables. Il peut s’agir d’un modèle commercial à l’américaine centré sur le profit, d’une dépénalisation à la portugaise où les drogués sont obligés d’être suivis médicalement, ou encore un modèle à la hollandaise dans lequel la distribution est légale mais pas la production. « Tout reste à inventer dans ce domaine« , conclut-il.  A l’été 2018, le cannabis sera légalisé au Canada. Au niveau mondial, plus de 100 millions de personnes vivront alors dans un pays autorisant la consommation de cette plante.

Mais que veut la police?

Malgré les arguments avancés par les économistes, Nicolas Prisse, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) n’en démord pas :  » il faut conserver la grande majorité des outils de coercition actuels ». Selon lui, la position d’Emmanuel Macron est claire, il n’y aura pas de dépénalisation. Il rappelle que les fonctionnaires doivent se cantonner à mettre en oeuvre la politique qu’il a décidée. Ni plus ni moins.

 

Nicolas Prisse. Photo: David Simantov Lévi

Cependant, à y regarder de plus près, le discours est différent.  Le Syndicat de la magistrature (SM) souhaite, par exemple « une légalisation contrôlée » par l’Etat, de la production à la distribution du cannabis, sur le modèle adopté par les Pays-Bas. Selon  Emmanuel Auriol les policiers aussi seraient tenté par la légalisation : « J’ai rencontré par hasard deux inspecteurs des stups. Ils m’ont dit ‘on est 100% d’accord avec vous’. mais les policiers n’en parlent pas publiquement, ce n’est pas leur métier. »

Officiellement, la police reste toutefois contre toute forme de dépénalisation.   » Quand ils attrapent un fumeur, les policiers reçoivent une prime, alors ils ne veulent pas tuer la poule aux œufs d’or« , déclare Christian Ben Lakhadar, avec un peu de cynisme. Juste un brin.

David Simantov Lévi