Emmanuel Lechypre : “Avoir raison six fois sur dix, c’est déjà énorme”

Emmanuel Lechypre a répondu à nos questions dans les locaux de BFM TV, le 30 octobre 2019.

Quelques jours avant la conférence des Jéco consacrée au rôle des experts et des prévisionnistes (« La confiance perdue dans les expert.e.s »), le journaliste de BFM Business Emmanuel Lechypre a évoqué pour nous les plus grands couacs des prévisions économiques.

Aujourd’hui, qui écoute encore les experts et les prévisionnistes?

On a toujours besoin d’avoir des prévisions. Quand une entreprise veut bâtir un plan stratégique à quatre ou cinq ans, elle est obligée d’avoir des prévisions de croissance économique par exemple. Mais c’est vrai que l’on est dans une économie où les règles de fonctionnement sont en train de changer considérablement. Les vieux mécanismes cycliques marchent de moins en moins. La finance joue un rôle de plus en plus important sur les grandes fluctuations économiques. 

La révolution technologique bouleverse les façons de distribuer, de produire, de consommer. Aujourd’hui, la mode est plutôt à se dire: comment je m’organise pour m’adapter et être sûr de résister à un événement imprévu plutôt que de se dire, compte tenu des prévisions de croissance actuelles, quel plan stratégique mettre en place? On est plus dans une adaptation à un monde de rupture qu’à la prévision dans un horizon relativement connu et balisé. 

Donc la prévision perd un peu de sa pertinence mais on a quand même besoin d’une grille d’analyse, d’autant plus qu’une prévision intéresse car c’est une prévision. Personne n’ira voir si la prévision était juste. C’est pour cela que même quand on se trompe, on peut rester un économiste qui travaille pendant longtemps. 

Si l’on regarde en arrière, il y a quand même quelques prévisions particulièrement ratées, notamment sur l’après-Brexit. Comment expliquer les prévisions catastrophistes qui ont été faites à l’époque?

Le Brexit, au départ, c’est un pari politique. La qualité des sondages étant mauvaise au Royaume-Uni, on ne savait pas trop ce qui se passerait. Peut-être que l’erreur des économistes a été de croire que l’économie britannique allait s’effondrer du jour au lendemain, comme si le Brexit allait provoquer une espèce de crise cardiaque ou d’AVC. En réalité, on s’aperçoit plutôt que c’est un genre de cancer. C’est une maladie qui ronge l’économie britannique et c’est plutôt comme cela qu’il faudrait voir l’économie du Brexit. 

Parmi les couacs des prévisionnistes, il y a aussi 2016 et l’élection présidentielle américaine. Après l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump, beaucoup prévoyaient une chute de l’économie américaine, qui n’est finalement jamais arrivée. Était-ce prévisible?

On pensait que Trump pourrait inquiéter, mais en réalité quand vous faites une politique qui consiste à baisser massivement les impôts, vous avez plutôt un impact positif sur la conjoncture économique. De manière générale, il y a une tendance à sur-pondérer les événements politiques. Cela vient de la vieille culture, qui consiste à considérer que ce sont les événements qui se produisent dans l’économie réelle qui peuvent avoir une influence négative sur les marchés financiers, et les fragiliser.

« Il y a des erreurs excusables et des erreurs qui relèvent de la faute professionnelle »

Or ce qu’on voit, c’est plutôt le contraire. On voit bien que tous ces événements n’ont que peu d’influence sur la trajectoire de l’économie mondiale. Même la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a des effets psychologiques mais elle n’a pas d’effets économiques très importants. Pour revenir sur l’erreur de prévision, il y a des erreurs excusables et des erreurs qui relèvent de la faute professionnelle, quand manifestement on ne prend pas en compte des éléments qu’on devrait prendre en compte pour établir un scénario. 

Le 10 janvier 2008, l’économiste Ben Bernanke avait déclaré que la FED “ne prévoyait pas de récession”, quelques jours seulement avant la faillite de Lehman Brothers et l’une des pires récessions qu’ait connue le pays. Est-ce une faute professionnelle de sa part?

On peut voir cela comme une faute professionnelle. Mais si Lehman Brothers ne fait pas faillite, on ne rentre pas dans le scénario catastrophe que l’on a connu. Certes, on peut se dire: il y a des économistes qui ont tiré la sonnette d’alarme un ou deux ans plus tôt, pour avertir de l’imminence d’une crise financière car il y avait des exagérations sur les marchés, etc. C’est sûr qu’ils ont eu raison, ils ont vu les risques de crise mais vous avez toujours un petit nombre d’experts qui vont vous annoncer un scénario catastrophe. Parfois ils ont raison. 

« On a une tendance à vouloir rester dans une forme de consensus pas très audacieux »

Il faut voir qu’un économiste qui fait de la prévision a beaucoup de mal à prendre des positions audacieuses. Dans cette communauté, si tout le monde se trompe en même temps ce n’est pas très grave. En fait, le préjudice que vous subissez quand vous êtes le seul à vous tromper est beaucoup plus grand que le mérite que vous tirez quand vous êtes le seul à avoir raison. Donc on a une tendance à vouloir rester dans une forme de consensus pas très audacieux et qui conduit souvent les prévisionnistes à ne pas aller au bout de leur conviction intellectuelle, car ils ont peur d’afficher des chiffres qui sont trop optimistes ou trop pessimistes. 

Le journal suisse Le Temps avance un taux de prévisions réussies à 47%, sur 6400 prévisions étudiées. Comment peut-on expliquer ce chiffre?

Le problème c’est qu’il y a énormément de paramètres qui entrent en ligne de compte pour fabriquer une tendance sur les marchés d’actions. Tous les analystes ont les mêmes paramètres, mais c’est la façon dont vous allez les utiliser, selon votre psychologie, votre formation, votre bagage, qui fait la différence. On peut considérer que quelqu’un qui, en bourse, a raison six fois sur dix est quelqu’un qui gagne beaucoup d’argent. Avoir raison six fois sur dix, c’est déjà énorme.

Chaque année, Saxobank publie ses “Outrageous Predictions”, volontairement surréalistes. Cette année, il y a notamment l’effacement de la dette par l’Union Européenne, le financement de Tesla par Apple à hauteur de 520 dollars par action. Finalement, sont-elles si surréalistes que cela?

Quand on regarde les prévisions irréalistes, on s’aperçoit que chaque année, une partie se réalise. Cela montre bien que ce n’est pas parce qu’un événement est peu probable qu’il ne va pas se réaliser. Si je devais donner un pourcentage de chances que les prévisions de  Saxobank se réalisent, je mettrais 3%. Il y a quelques années, l’une d’elles disait que le pétrole allait flamber. Tout le monde se disait que non, ce n’était pas possible. Et en fait si, le pétrole a flambé. C’est la grande leçon à tirer: il faut être capable, dans les entreprises notamment, d’être organisé dès l’instant où l’événement qui risque de vous déstabiliser n’est pas prévisible. La probabilité est très faible, mais il se peut que plusieurs facteurs font que cela va se produire. 

 

Propos recueillis par Étienne Dujardin, le 30 octobre 2019