
« Taxer vraiment les multinationales ». Le sujet était au coeur d’une table ronde, ce matin aux Jéco. Un sujet en forme de serpent de mer tant les Etats ont du mal à lutter contre des entreprises mondialisées qui jouent à la perfection la partition de l’optimisation fiscale. Face à ce phénomène et à une (relative) grogne des opinions publiques, des solutions sont mises en place.
Le système fiscal actuel prend ses racines entre les deux guerres mondiales. Depuis les années 1920, c’est le principe de pleine concurrence qui s’applique. L’idée est la suivante : lorsque deux filiales d’une même entreprise situées dans deux pays différents effectuent une transaction, elles doivent agir comme si elles étaient deux entités autonomes. Pour Quentin Parrinello, responsable plaidoyer au sein de l’ONG de lutte contre la pauvreté Oxfam, les règles actuelles ne sont plus adaptées. « Elles reposent sur deux principes, être présent physiquement pour être taxé et chaque entité d’une même marque est indépendante. Coca ou Google n’existe pas, ce sont les filiales implantées dans les pays qui existent, cela permet aux entreprises de choisir où elles enregistrent leurs bénéfices. »
Une concurrence interne
C’est en partie pour cela qu’au sein de l’Union européenne, chaque État-membre décide, pour l’essentiel, de sa politique fiscale. L’impôt sur les sociétés peut ainsi constituer un levier d’attractivité pour certains pays proposant aux entreprises une fiscalité particulièrement avantageuse. D’une façon générale, la concurrence fiscale tend à faire baisser les taux d’imposition des entreprises depuis les années 1990, mais il existe d’importants écarts au sein du marché intérieur. « L’Irlande est un bon exemple, affirme Quentin Parrinello, car c’est un pays développé, au sein de l’Europe, qui comme le Benelux, facilite l’attraction des bénéfices d’entreprise. Ce mouvement fait réagir des pays comme la France qui baisse les impôts sur les sociétés. » Ainsi, le taux nominal auquel sont soumises les entreprises est de 33% en France (30% dans le budget prévisionnel 2020) contre 12,5% en Irlande. Mais le taux nominal étant rarement celui payé par les entreprises, il faut en réalité prendre en compte le taux effectif, qui est de 16 à 17% en France et en dessous de 5% en Irlande. De fait, environ 40% des bénéfices enregistrés par les multinationales partent dans les paradis fiscaux. « On pourrait donc voir des grandes entreprises ne plus payer d’impôts en 2050 » affirme Quentin Parrinello. Depuis quelques années avec la digitalisation de l’économie, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) profitent des failles, à l’image de Google qui n’a déclaré, en 2017 qu’un chiffre d’affaires de 325 millions d’euros et a payé en France 14 millions d’euros d’impôts. Pourtant, les seules recettes publicitaires réalisées en France auraient rapporté à Google environ 2 milliards d’euros, estime le Syndicat des régies Internet.
Les GAFAM, partie émergée de l’iceberg
Les géants du numérique sont en moyenne deux fois moins imposés que les entreprises traditionnelles en Europe. « L’histoire des GAFAM est intéressante, détaille Gilles Babinet, »digital » champion de la France auprès de la Commission européenne, on se focalise dessus, car le transfert de valeur ajoutée d’un pays à un autre est facile à faire avec le digital. C’est la pointe visible de l’iceberg. » Les géants du numérique en profitent pour minorer leurs impôts (ils payent en moyenne 9% d’impôts contre 23% pour les autres multinationales): « Les GAFAM sont plus visibles, ils nous concernent plus que Total ou LVMH, car les Français et les contribuables perdent de l’argent. Google devient un enjeu politique, car les efforts sont demandés aux citoyens français à travers des politiques d’austérité. » En l’absence d’harmonisation fiscale européenne, les GAFAM peuvent donc implanter leurs filiales européennes – et donc leur présence physique – dans les pays qui proposent les taux d’imposition les plus faibles, tout en limitant leur présence physique dans les autres.
L’idée d’une taxe unitaire
Le projet »Base Erosion and Profit Shifting » (BEPS) est donc en place depuis 2015 au niveau de l’OCDE, c’est-à-dire par l’organisation des pays les plus développés au monde. Il visait à réduire l’érosion des bases taxables de chaque Etat et à limiter l’optimisation fiscale des grandes entreprises. Mais le numérique était l’un de ses angles morts. La France a donc adopté, le 11 juillet 2019, sa propre taxe sur les services numériques. Cette taxe s’applique à deux types de services numériques : les interfaces numériques (ou services d’intermédiation) qui permettent à un utilisateur localisé en France d’entrer en contact avec d’autres utilisateurs en vue de la livraison de biens ou de la fourniture de services ; et la vente de services publicitaires ciblés par une plateforme s’appuyant sur les données récoltées lorsque des utilisateurs la visitent. D’autres pays européens comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou encore l’Italie ont également entamé le processus législatif pour taxer les géants du numérique. « Il est important d’aménager l’Europe, estime Gilles Babinet, avec plus d’intégration sur un plan fiscal car il n’est pas possible qu’une concurrence fiscale pareille se poursuive. »
Désormais le numérique est au cœur du débat au sein de l’OCDE. « La première idée qui semble être la plus juste, est celle d’une taxation unitaire, développe Quentin Parrinello. Au lieu de laisser les entreprises décider où elles vont délocaliser leurs bénéfices, on prend les bénéfices mondiaux pour attribuer les recettes dans chaque pays de façon tangible. » Une hypothèse un temps évoquée par l’OCDE, mais aujourd’hui abandonnée. « L’OCDE a donc mis en place un forum pour trouver un compromis. Il s’agirait de faire coexister le système actuel et un système où une petite partie des bénéfices est redistribuée. C’est un système complexe et très peu redistributif», constate Quentin Parrinello. Si les travaux sont menés, ils sont encore loin d’aboutir, les propositions de l’OCDE devant être rediscutées prochainement par les pays membres.
Paul Ruyer