A Ivry-sur-Seine, les six mois de calvaire du campement Liberté

Depuis début juin 2022, des dizaines puis des centaines de jeunes exilés dormaient sous le pont Nelson-Mandela, à Ivry-sur-Seine. Après une action symbolique place du Palais-Royal le 2 décembre, ils ont enfin pu être accueillis dans des hébergements temporaires. Mais pourquoi a t-il fallu autant de temps ? Retour sur les six mois du campement Liberté, l’histoire d’une défaillance dans l’accueil de jeunes mineurs exilés.

Édredons et matelas s’entassent dans le camion-benne, tandis que tentes et cartons reposent à même le béton froid. Il est 11h le mercredi 7 décembre 2022 à Ivry-sur-Seine, et les agents de propreté finissent de nettoyer le quai Jean-Compagnon. Plus tôt, à l’aube, le campement Liberté a enfin été démantelé, et ses occupants placés dans des structures d’hébergements temporaires. Un soulagement pour ces jeunes migrants isolés. Cela faisait presque six mois qu’ils étaient là, sous le pont Nelson Mandela, à l’ombre d’un centre commercial, à deux pas de la Seine.

Mercredi 7 décembre 2022, les agents de propretés d’Ivry-sur-Seine finissent de démanteler le campement Liberté. Depuis 6 mois, il accueillait des centaines de jeunes exilés, à défaut de solutions dans des centres d’hébergements.

10 juin, début de Liberté

Ces exilés ont tous un profil similaire. Des jeunes seuls, qui se revendiquent mineurs mais qui n’ont pourtant pas pu être déclarés comme tel par l’ASE, l’Aide Sociale à l’Enfance (voir encadré). Conséquence : une impossibilité de bénéficier de la politique de protection de l’enfance et de ses avantages, comme un hébergement. Alors, après avoir déposé un recours auprès d’un juge des enfants, ils sont contraints de vivre dehors, en l’attente d’une réponse juridique. Un délai qui peut traîner de quelques semaines à plus d’un an, la faute notamment à une saturation des effectifs . Mais le problème n’est pas récent. Depuis plusieurs années, nombreux sont ceux à alerter sur le non-respect des droits des MIE (migrants mineurs isolés).

Pour les aider, certaines associations forment des campements. « Cela permet de les regrouper, et de faciliter la distribution de nourriture et d’eau, notre accompagnement administratif, juridique, etc. », explique Alice Bertrand, en charge du pôle mineur d’Utopia 56. Mais à force de démantèlement et d’expulsions musclées par les forces de l’ordre, les installer à Paris devient de plus en plus compliqué. Repoussés hors de la capitale, certains s’installent sous le pont Nelson Mandela. Là, à Ivry-sur-Seine et avec l’aide de d’Utopia 56, les premières tentes sont dépliées le 10 juin. C’est le début du campement Liberté.

Une alerte donnée dès l’été

« Ils étaient alors une quinzaine, et ils ne se doutaient qu’ils allaient devoir rester aussi longtemps ici« , précise Alice Bertrand. D’autres jeunes dans la même situation les rejoindront assez vite. Deux mois plus tard, ils sont déjà 70. Le 1er août, l’association envoie un premier mail à la mairie d’Ivry pour donner l’alerte, puis un second le 5 auprès de députés. Mais l’été passe sans qu’aucune solution ne soit apportée. Le nombre de jeunes au campement ne cesse de croître. En septembre, ils sont déjà près de 200.

L’ASE, des méthodes d’évaluations contestées

Pour être considéré comme mineur par l’État, l’exilé doit passer un entretien dans un « bureau de l’aide sociale à l’enfance ». Son enjeu est crucial : si la personne est reconnu comme mineur isolé étranger, elle est dispensé de titre de séjour jusqu’à sa majorité.

Plusieurs méthodes existent pour établir ou non la minorité. Une évaluation sociale pour comprendre le parcours et l’histoire du demandeur ; une vérification des documents civils à disposition ; un examen médical, basé sur une radiographie des os pour dater leur âge.

Mais ces méthodes ne font pas l’unanimité. « Officiellement, c’est basé sur les papiers à disposition et le témoignage, mais officieusement, le physique joue beaucoup. Tu ne seras pas considéré comme mineur si tu n’en a pas l’air, et que tu n’as rien de béton pour le prouver », déplore Espérance Minart, fondatrice de Timmy-Soutien aux Mineurs Exilés. Le système de radiographie, lui, fait débat. « De nombreux acteurs du monde scientifique ont prouvé que ça n’était pas fiable. Et pourtant, ça reste une méthode qui fait autorité dans les entretiens« . Les associations appellent plutôt au respect d’une présomption de minorité.

Une dégradation de la situation

Les semaines s’enchaînent, et l’automne arrive. La situation sur le camp se dégrade fortement. Certains souffrent d’infection respiratoire, le Covid rôde, des cas de gales se font craindre. Les températures dégringolent, et les inquiétudes se renforcent. Bientôt, les premières engelures commencent à apparaître et, désespérés, certains jeunes commencent à avoir des pensées suicidaires.

Le 19 octobre, Utopia 56 adresse un nouveau mail, cette fois à la Préfecture du Val-de-Marne. Les diagnostics opérés par Médecins du Monde et la Croix Rouge indiquent un « état de préoccupante détresse psychique, psychologique, et traumatologique qui touche la plupart des jeunes« . Des promesses sont tenues, mais le dossier ne cesse de traîner. Dans le Code de l’Action Sociale et des Familles, pourtant, il est clairement indiqué que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale » doit avoir accès à tout moment « à un dispositif d’hébergement d’urgence ».

Le 9 novembre, Phillipe Bouyssou décide de passer à l’action. Le maire PCF d’Ivry-sur-Seine organise un rassemblement de soutien devant la préfecture. Accompagnés de nombreux Ivryens et des députés LFI Louis Boyard et Mathilde Panot, il demande à la préfète Sophie Thibault l’ouverture de places d’hébergement. Une délégation est reçue, et des engagements sont de nouveau pris.

Occupation de la place Palais-Royal

Utopia 56 renvoie un mail deux semaines plus tard, mais entre elles, les associations préparent déjà une action symbolique. « Un campement de 6 mois, sans solution d’hébergement, je n’avais encore jamais vu ça. Début décembre, le froid a commencé à devenir critique. Il fallait agir vite », justifie Alice Bertrand. Le 2 décembre, près de trois cents migrants s’installent sur la place du Palais-Royal. En face du Conseil d’État, dos au Louvre. « Sous un pont d’Ivry-sur-Seine, ils sont invisibilisés, ils ne dérangent personne. Alors que là, en plein milieu de Paris, tout le monde les voit et découvre leur situation« , explique Yasmine Scolla, coprésidente de Tara, une structure proposant accompagnement juridique et culturel aux exilés. Pendant 5 jours et malgré les températures, les tentes resteront sur le parvis. 12 jeunes seront emmenés aux urgences pour hypothermie. Les bénévoles se relaient nuit et jour, les passants apportent un coup de main, et les journalistes médiatisent l’affaire.

Le 23 novembre 2022, deux semaines après les échanges entre la délégation d’associations et d’élus avec la préfète du Val-de-Marne, Utopia 56 adresse un nouveau mail à la préfecture. L’association rappelle l’urgence de la situation, arguant que « les jeunes ne peuvent plus attendre ».

La prise en charge

Le 7 décembre, un communiqué de la préfecture annonce enfin la prise en charge des jeunes et le démantèlement du campement Liberté. Si les 292 jeunes ne sont pas encore sorti d’affaire, ils sont mis à l’abri dans des hébergements dits « transitaires ». Le temps, au moins, d’attendre la décision du juge pour enfant.

« Pendant 6 mois, rien n’a été fait. Et en 5 jours, miraculeusement une solution a été trouvée », déplore Yasmine Scolla. « Évidemment on est ravi de cette issue. Mais on se demande ce qui se serait passé sans cette occupation en plein cœur de Paris ». De son côté, la préfecture affirme avoir passé les dernières semaines à identifier « les places d’hébergement permettant de procéder dans de bonnes conditions à cette opération de mise à l’abri ».

La même situation, en boucle

Si c’est la fin pour le camp Liberté, des situations analogues ne tarderont pas à se reproduire. « Avant Liberté, c’était le campement Porte des Lilas, encore avant Porte de Clignancourt, etc. », argue Yasmine. « Sans véritable proposition politique comme l’adoption d’une présomption de minorité, c’est-à-dire considérer qu’un jeune se présentant comme mineur soit traité comme tel avant décision du juge des enfants, rien ne changera ». Seulement deux jours après la mise à l’abri des 292 jeunes, Utopia 56 annonçait sur ses réseaux l’installation dans un tunnel d’Ile-de-France de 8 nouveaux mineurs isolés.