
L’idée d’un titre de séjour « métiers en tension » était débattue au Palais Bourbon ce mardi, dans le cadre du projet de loi immigration. D’une durée d’un an renouvelable, la proposition ne fait pas l’unanimité, ni dans les rangs de l’opposition, ni chez les patrons de petites entreprises.
Sa grève de la faim aura duré deux semaines. Patricia Hyvernat perdra 10 kilos. Yaya, son apprenti boulanger, exilé de Guinée-Conakry, faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis ses 18 ans. La boulangère installée à La-Chapelle-du-Châtelard (Ain) lui avait pourtant fait une promesse d’embauche après son stage. « Personne n’en avait connaissance puisque son dossier à la préfecture n’avait même pas été ouvert. » Finalement, au début de l’année 2021, il obtient un premier titre de séjour, intègre un CAP de boulangerie et peut poursuivre son apprentissage chez Patricia.
Le projet de loi sur l’immigration débattu sans vote à l’Assemblée nationale ce mardi, pourrait être une aubaine pour les patrons de petites entreprises, comme cette artisane aindinoise. Il prévoit, en effet, la création d’une carte de séjour « métiers en tension ». L’objectif : faciliter la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs en pénurie de main-d’œuvre.
Une liste fixée par décret
Ces emplois correspondent aux secteurs où le nombre d’offres d’emploi est supérieur au nombre de candidats. Selon un rapport de la Dares paru en septembre dernier, sept métiers sur dix étaient « en tension forte ou très forte » en 2021 : « Après une diminution en 2020, les tensions sur le marché du travail remontent et atteignent en 2021 leur plus haut niveau depuis 2011. » La Dares dresse son top 30 des métiers en tension, majoritairement issus de l’industrie, comme les couvreurs ou les chaudronniers.

La liste des professions en tension existe depuis 2008 et a été actualisée une seule fois, en 2021. Pour l’heure, elle permet aux employeurs de ces secteurs de recruter des salariés non-européens, qui ne sont pas sur le territoire français, sans autorisation préalable et sans avoir à prouver qu’ils n’ont pas trouvé de main d’œuvre française. La proposition d’un titre de séjour « métiers en tension » permettrait alors d’élargir l’utilisation de cette liste aux travailleurs irréguliers déjà présents sur le territoire français.
Fixée par décret par le ministère du Travail, cette liste est déclinée dans chaque région « pour tenir compte des caractéristiques de l’économie », précisait Olivier Dussopt au micro de France Info le 3 novembre dernier. « Elle doit être révisée à intervalle régulier. Nous avons prévu de le faire pour début 2023. J’ouvre des consultations avec les partenaires sociaux. »
Patricia Hyvernat réclame cette concertation : « Il faut que cette liste soit élaborée avec les patrons et les travailleurs, les gens de terrain ». Et pour cause, la boulangerie n’y figure pas. Pourtant, la cheffe d’entreprise l’affirme, il s’agit bel et bien d’un métier en tension : « C’est un travail physique où on travaille de nuit, dont beaucoup de jeunes se lassent. » Elle et son mari peinent à recruter : « À part Yaya, personne ne s’est présenté chez nous. C’est pas faute d’avoir demandé. »
La boulangère est également présidente des Patron.nes solidaires, association qui soutient les apprentis exilés menacés d’expulsion. Elle et Stéphane Ravacley, le boulanger de Besançon qui avait également fait une grève de la faim contre l’expulsion de son apprenti, l’ont créée en 2021. Patricia Hyvernat voudrait que ces emplois en tension ne soient pas imposés aux exilés : « Laissons les faire ce pourquoi ils sont faits, selon leur vocation, leur identité, leur passion, comme on le ferait avec nos enfants dans notre pays. »

Cette proposition de titre de séjour cantonné aux métiers en tension « n’a pas de sens », selon Davy Rimane, député LFI de la deuxième circonscription de Guyane. Il expose que si ces métiers rencontrent des difficultés de recrutement, c’est en raison des salaires bas et des conditions de travail difficiles : « On est d’accord pour que la main d’œuvre étrangère en grande précarité puisse y travailler et qu’on nivelle les choses par le bas. » En janvier dernier, les organisations syndicales et patronales de l’hôtellerie-restauration se sont entendues pour une revalorisation des salaires. Le secteur dénombre 200 000 postes vacants, selon le chef Thierry Marx qui réclame dans les colonnes du JDD la régularisation des travailleurs sans-papiers.
Séjour d’un an, renouvelable
Autre point qui inquiète la patronne solidaire : la durée de cette carte de séjour. Dans le projet, il est prévu qu’elle soit valable un an, renouvelable « si les conditions sont toujours remplies », a précisé Matignon auprès de l’AFP. « Les préfectures ont des mois de retard. Quand un titre de séjour doit être renouvelé, il faut commencer à faire des courriers six mois avant. Le demandeur n’est jamais tranquille », déplore-t-elle. Une modalité « totalement délirante » pour Davy Rimane, député LFI : « Les gens qui viennent en France, aspirant à une vie meilleure, ce n’est pas avec un titre de séjour d’un an qu’ils vont pouvoir se projeter. »
Patricia Hyvernat évoque le parcours du combattant pour obtenir la régularisation de Yaya, dont les démarches ont duré cinq ans : « Arriver à faire régulariser un jeune, c’est un parcours laborieux et déstabilisant pour les patrons qui ont besoin de personnel. » Depuis sa rencontre avec son apprenti, la cheffe d’entreprise se bat au quotidien pour la régularisation de ces travailleurs tout juste majeurs. La présidente des Patron.nes solidaires a donc élargi les missions de l’association. Elle accueille désormais chez elle trois jeunes exilés : « Avant de leur demander de faire un métier, on leur laisse temps de se reconstruire. »
Léa Beaudufe-Hamelin