Sur les routes du 93, une maraude médicale pour les sans-abris

Tous les lundis après-midi, l’association Abri-Groupe SOS parcourt les routes de la Seine-Saint-Denis avec le Samu social du département pour aller à la rencontre des sans-abris malades. Elle prodigue les premiers soins grâce à un médecin, et tente de réinsérer ces personnes isolées en leur proposant un accompagnement personnalisé.

Dolipranes, tampons, duvets, jeans, sachets de thé, paquets de purée s’entassent dans le coffre. Une fois le camion blanc du Samu social 93 rempli, le moteur s’anime. C’est parti pour un circuit bien préparé sur les routes de Seine-Saint-Denis. Marie, la responsable du pôle santé de l’association Abri-Groupe SOS, a pris le volant. Gilet bleu marine sur le dos, elle dirige la petite équipe qui l’accompagne. Assise à côté d’elle à l’avant de la fourgonnette, Aimman, tout de noir vêtue, ses longs cheveux bruns dans une haute queue de cheval, est interne en médecine et stagiaire dans une structure de Lits halte soin santé (LHSS). Lunettes de soleil perchées sur ses cheveux teints en rouge, Laetitia, travailleuse sociale au Samu 93, a pris place à l’arrière.

Depuis 2012, l’association organise une demi-journée de maraude médicale à travers le département pour rencontrer les sans-abri qui ont besoin d’être soignés. “Ils ont été signalés par les bénévoles des maraudes journalières. On revient aussi voir ceux qui ont besoin d’un suivi médical”, détaille Marie, un oeil sur la route, l’autre sur le téléphone reconverti en GPS. “Nous allons à la gare RER du Raincy  voir monsieur M. Il a des douleurs au dos, aux dents et à la poitrine.” Arrivées l’emplacement du sans-abri, leurs têtes tournent dans tous les sens. “C’est très aléatoire, on peut ne pas le trouver si jamais il est parti se promener, raconte Marie. Parfois, on ne voit personne de ceux que l’on souhaitait visiter.” 

Le coffre du camion est rempli de denrées , vêtements et couvertures distribués aux sans-abri lors des maraudes. Crédit: Marie Terrier

Devant un rideau gris métallique, des cartons et des couvertures s’entassent. “Ici, il y a un lieu de vie, des affaires”, constate Laetitia, installée à l’arrière du camion. Quelques secondes passent. Aimman l’aperçoit : “Ah je l’ai vu! Je lui ai fait signe. Normalement c’est bon, il nous suit.” La future médecin le connait. Elle effectue ce lundi sa troisième maraude. “La dernière fois, il portait au moins 15 couches de T-shirts. J’ai dû tout relever pour passer le stéthoscope sur sa poitrine.

Soigner et accompagner les sans-abris

Bonnet noir sur le sommet du crâne, barbe et cheveux gris, monsieur M. se presse d’un pas claudiquant. Le camion se gare sur la place d’un bus, en face de la gare. Le petit homme monte à l’arrière aménagé en salle de consultation et s’assoit à la table d’auscultation. La responsable du pôle santé prend un téléphone. “Il parle très mal français, il faut que j’appelle un interprète roumain.” La traductrice à l’autre bout du fil, Aimman enfile des gants transparents puis sort son stéthoscope rose. L’inspection révèle un souffle cardiaque, un état bronchitique et l’infection douloureuse d’une dent qui devra être arrachée dans une bouche déjà décharnée. “On n’a pas le choix. Un traitement est trop compliqué à suivre. Il faut prendre les antibiotiques correctement à intervalles réguliers, affirme Marie. Ce n’est pas assuré quand on vit dans la rue, sans repère de temps.

Avant de repartir, monsieur M. aura droit à une assiette de mousseline. Une heure de consultation, un “merrrci” et “au rrrevoirrr, au rrrevoirrr” plus tard, la fourgonnette redémarre. Direction l’hôpital Verdier de Bondy, à quelques minutes de là. Marie repart confiante, malgré le souci dentaire. “C’est positif, il accepte d’être accompagné.” L’association aide les sans domicile fixe à se réinsérer par le logement et par l’emploi. “Notre objectif est de mettre en place des projets individuels. Il arrive que les personnes refusent. Lui nous a confié vouloir repartir au pays. Notre équipe peut l’aider, même s’il n’a pas d’argent.

Les dernières données statistiques de l’Insee concernant les sans domicile fixe datent de 2011. L’Institut national des statistiques et des études économiques comptait 133 000 sans domicile fixe dont 33 000 sans-abri. En 2012, une étude s’est intéressée à la situation francilienne : 28 800 adultes francophones étaient SDF, soit une hausse de 84% par rapport à 2001. L’agglomération parisienne (Paris, Seine-et-Marne, Yvelines, Essonne, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d’Oise) concentrait 40% des sans-domicile en France, et 60% des étrangers. Plus de la moitié d’entre eux (59%) étaient des hommes.

Ça va ton bras? lance soudain Laetitia à la conductrice. Je peux conduire après si tu veux.” Marie grimace, se tourne vers Aimman. “J’ai mal au bras, juste-là”, dit-elle en appuyant sur un point entre le biceps et l’aisselle. “Ah bah c’est une tendinite si c’est ici”, déduit l’étudiante. “Heureusement que tu es là. J’ai mal depuis plusieurs semaines et je n’ai pas eu le temps de me rendre chez le médecin. Pourtant, l’adage dit qu’il faut s’occuper de soi pour bien s’occuper des autres…

Problèmes respiratoires et addictions

La véhicule blanc passe les barrières de l’entrée de l’hôpital. Monsieur F. est assis sur une chaise devant les portes coulissantes. Couverts de bagues épaisses or et argent, ses doigts jaunis tiennent une cigarette roulée. Sa voix n’est plus qu’un souffle, éraillée par le tabac. Il accueille de ses yeux rieurs les trois femmes. “L’hôpital nous a envoyé un mail. Il faut que tu enlèves un peu d’affaires, que tu tries”, lui apprend Laetitia en désignant la pile de duvets entassés alors qu’il finit sa cigarette. “Je n’ai que ça. Ce sont mes couvertures pour dormir.” D’un geste lent, il attrape la bouteille de soda orange à ses pieds, la place dans son caddie. “Dépêche-toi, on n’a d’autres personnes à aller voir après toi”, lance gentiment la travailleuse sociale.

Après une agression dans le quartier de Belleville à Paris, monsieur F. est devenu paralysé du côté droit. Il a aussi eu des problèmes d’addictions à l’alcool et à la drogue dont il assure être guéri aujourd’hui. Crédit: Marie Terrier

Monsieur F. se lève difficilement. Laetitia lui tend la main pour l’aider. Il l’ignore. Elle propose de tirer son caddie. Il l’ignore encore, préfère le trainer derrière lui comme une béquille pour l’aider à avancer. La marche jusqu’au camion médicalisé est longue et laborieuse.  “Je suis paralysé du côté droit depuis une agression à Belleville. J’ai fait deux mois et demi de coma, trois ans de rééducation”, raconte-t-il. Il dépose son chariot à côté du camion, inquiet. “On le surveille. Je le vois par la fenêtre. Personne ne te le volera”, rassure Marie.

Il monte dans le camion, refuse la main de Laetitia, s’appuie sur les rebords. Aimman prend la relève, lui demande de retirer son blouson et sa grosse veste. Il obéit de mauvaise grâce, se dit frileux. Sous ses manches apparaissent une dizaine de gourmettes dorées et argentées autour des poignets, et même d’anciens bracelets d’hospitalisation. Le stéthoscope fait sursauter monsieur F. “C’est froid”, dit-il en riant. Bilan : les bronches encombrées, un souffle au cœur et surtout une douleur au dos à l’origine inconnue le font grimacer de douleur. “Il faut arrêter la cigarette monsieur F.”, taquine Aimman. Doliprane avalé, la consultation se termine. “Les maladies liés à la cigarettes sont courantes. Mais il arrive parfois de rencontrer des pathologies graves”. Aimman liste : “les tumeurs cérébrales, des épilepsies, la tuberculose…

L’âge de décès des personnes vivant dans la rue est largement supérieur à celui de la moyenne nationale (85,7 ans pour les femmes, 79,8 ans pour les hommes en 2019). Source: Collectif les morts de la rue (2017).

De retour sur la route, avenue Jean Jaurès de Clichy-sous-Bois. “Il ne voulait pas enlever ses vestes. Ses vêtements, c’est sa peau”, sourit Marie. Le ciel s’assombrit. Le GPS emmène la troupe vers l’auberge sociale. “C’est l’un de nos partenaires. On intervient dans des auberges comme ici, des centres pour usagers de drogues tel que le Yucca de Bondy, où est déjà allé monsieur F. par exemple, dans des centres communaux d’action sociale…” Au détour d’une rue, elle s’écrie : “Là, à côté de la boulangerie ! Il y a quelqu’un. On ne peut pas s’arrêter, mais il faudra prévenir la maraude de demain pour qu’ils aillent voir qui c’est.” Quelques minutes plus tard, le camion se gare devant ce qui a tout l’air d’un bâtiment abandonné.

Aimman, Laetitia et Marie viennent voir monsieur H. Il s’est ouvert la jambe sur plusieurs centimètres, il doit changer son pansement tous les deux jours. Mauvaise surprise : monsieur H. est absent. Marie s’agace : “Il faudra dire à l’infirmier de passer demain. Ça fait trois jours que la blessure n’a pas été nettoyée.” Bredouilles, elles repartent pour la dernière visite de la journée. Sur un parking encastré entre des barres d’immeubles où se succèdent des carcasses de voitures, des trous dans l’asphalte contraignent l’avancée de la camionnette. Marie se gare à côté d’un fourgon blanc. Une couverture est fixée sur le toit, une guirlande grise est accrochée sur son côté.

Les hébergements du 115 saturés

Des bottes cloutées foulent le sol. Une fillette d’une dizaine d’années s’approche, bonnet noir à perles dorées sur ses cheveux coiffés d’une tresse. “Ma mère est partie mais je vais chercher mon papa, il est juste à côté”, dit-elle dans un français parfait. Son père revient, béquille à la main. Monsieur C., teint basané marqué par la rudesse de la vie instable, sourit, ses yeux clairs rieurs. Il vient d’avoir 50 ans, il en parait 20 de plus. Venu de Roumanie il y a deux ans, ne parlant pas bien la langue de Molière, sa fille s’improvise traductrice. A. ne va pas à l’école, a appris le français en jouant “avec des copines” et en lisant “des livres à la bibliothèque.” Mais difficile pour elle de comprendre les termes médicaux. Aimman la réconforte : “Ton papa a une otite. C’est quand tu as très mal aux oreilles. Mais ce n’est pas grave.

Monsieur C. se rhabille lorsque madame C., foulard sur la tête, frappe à la porte. Elle rentre voir l’interne pendant que son mari descend. Rapide check-up, un gros rhume soigné au doliprane pour A. Un mal de dos qui nécessite une visite chez le médecin pour sa maman. “AME”, “PASS, “dispensaire” : la jeune fille est perdue, tente de comprendre, se dispute avec sa mère perdue dans la traduction. Marie et Laetitia tentent d’expliquer par des gestes : “Il faut que vous alliez au dispensaire, pour faire des analyses. Il faudra aussi rencontrer une assistante sociale pour demander l’Aide médicale d’Etat, la couverture sociale minimale, et inscrire A. à l’école. Il faut aussi continuer d’appeler le 115 pour que vous trouviez un hébergement. D’accord?

L’équipe repart du parking. Marie demeure inquiète : “Je suis sûre qu’ils n’iront jamais au dispensaire médical. Et pas sûr qu’ils acceptent un hébergement loin d’ici, surtout si A. rentre à l’école. Mais ici, tout est saturé…” Il est 19h30. Marie, Aimman et Laetitia ont vu cinq SDF cet après-midi. En 2019 en Seine-Saint-Denis, 41 maraudes ont été organisées par le pôle santé d’Abri auprès de 130 personnes.

Marie Terrier

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