« Manger local », le mantra revient régulièrement dans la bataille pour la mairie de Paris. La ville a déjà mis en place des mesures pour relocaliser la consommation dans la capitale avec des produits d’Île-de-France. Mais la réalité de la surface agricole francilienne et ses caractéristiques pourraient freiner les ardeurs parisiennes.
Si l’Île-de-France rayonne plus par son attractivité touristique que par ses champs, la région abrite en réalité des terres très fertiles. Avec 5000 exploitations agricoles réparties sur plus de 567 000 hectares, la surface totale de ses cultures couvre encore près de la moitié de la région.
Ces terres agricoles sont principalement consacrées à la production de céréales (blé, orge) et d’oléo-protagineux (colza), essentiellement exportés. Mais 6% des surfaces franciliennes sont dédiées à une agriculture maraîchère locale et 11% à l’élevage.
Le bassin de la Seine, une échelle plus pertinente
Cette répartition des cultures ne permet pas d’envisager l’autosuffisance de l’Ile-de-France, ni même celle de Paris, à moins de ne manger que du blé et des légumes.
Mais la région a-t-elle seulement la superficie nécessaire? Professeur d’urbanisme à la Sorbonne, Sabine Barles s’est posé la question. Pour être en cohérence avec une logique durable, elle est partie de l’hypothèse que les Franciliens devraient diviser par deux leur consommation de viande et a imaginé une agriculture exclusivement biologique – dont les rendements sont plus faibles que ceux des modes de production intensifs, prédominants dans la région.
Pour réfléchir à l’alimentation de l’agglomération parisienne par les territoires qui l’entourent, estime la chercheuse, « la bonne échelle n’est pas l’Île-de-France (12 000 km2), mais le bassin de la Seine (70 000 km2) ». Et il faut penser au-delà de l’approvisionnement de Paris, qui ne représente que 2 millions d’habitants sur les 12 millions qu’accueille la région.
Pour l’urbaniste, c’est d’ailleurs un leurre de poser la question de la proximité sous le prisme de l’autonomie, d’une ville ou d’une région. « L’Île-de-France est une construction fictive, sa réalité n’est qu’administrative. considère-t-elle. A mon sens, il faut sortir du discours de l’autonomie, qui n’est pas très loin de celui de l’autarcie. C’est même une idée potentiellement dangereuse ».

Transformer notre système alimentaire
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas urgence à repenser notre système alimentaire. Le réinventer, depuis la production de notre nourriture jusqu’à sa fin de vie, apparaît pour cela indispensable.
Jusqu’au XIXème siècle, le rayon d’approvisionnement de Paris était de l’ordre de 200 kilomètres, soit moins vaste que le bassin de la Seine (d’environ 200 kilomètres). “La transformation des réseaux de transport au XIXème siècle, puis des systèmes agricoles au XXème siècle, ont entraîné une forte spécialisation entre les zones d’élevage et les zones céréalières”, explique la chercheuse.
Aujourd’hui, les denrées alimentaires consommées à Paris sont en moyenne acheminées sur une distance de 700 kilomètres. “Un chiffre qui n’est pas si important”, d’autant plus au regard de la croissance de la population. Mais cette évaluation ne tient pas compte de l’importation de la nourriture dédiée à l’élevage. “On passe alors à une distance parcourue moyenne de 3000 kilomètres!”
Du point de vue de Sabine Barles, le défi est donc surtout de revenir à la polyculture et à la rotation des cultures, avec une cohabitation des surfaces d’élevage, des surfaces fourragères et des cultures de fruits et légumes.
La menace de l’étalement urbain
L’autre risque est la croissance de l’urbanisation dans l’agglomération parisienne, et l’appétit que suscitent les surfaces agricoles chez les promoteurs immobiliers. Le temps est loin où Paris était en grande partie agricole. L’étalement périurbain est depuis passé par là, et « a grignoté ces surfaces agricoles pour destiner les terres à des activités plus rentables », explique André Torre, directeur de recherche à l’Inra.
Si les mesures de protection des terres agricoles se sont renforcées, l’artificialisation continue de menacer certaines terres agricoles. Le conflit récent autour du projet Europa City illustre les deux tendances contradictoires qui s’affrontent autour de Paris. Dans le Triangle de Gonesse, au nord de la capitale, ce mégacomplexe commercial et touristique a cristallisé les tensions, opposant ceux qui y voyaient une opportunité économique pour la zone, aux détracteurs d’une idée perçue comme une aberration sociale et écologique.
Pierre de Filippi, agronome, fait partie de ces derniers. Le groupement de Coopération pour une ambition rurale et métropolitaine agricole (CARMA), dont il fait partie, est venu proposer un projet agricole alternatif autour de cette zone. Son objectif : alimenter la capitale, « en reconstituant une ceinture nourricière à la périphérie urbaine du nord de Paris ».

Les grandes cultures en question
Mais les conflits n’opposent pas uniquement les partisans de l’artificialisation aux exploitants. Au-delà des zones périurbaines, réinventer l’agriculture francilienne pour relocaliser sa consommation exigerait, comme évoqué précédemment, de diminuer les grandes cultures céréalières. Réputées à l’international pour leur qualité, elles couvrent 80% de la surface agricole utile francilienne.
«La difficulté est d’encourager les agriculteurs à modifier leurs pratiques, explique Pierre de Filippi. Les démarches administratives sont très lentes et les exploitants vivent très mal le rejet de leurs méthodes, qu’on les a longtemps poussé à mettre en place.”
André Torre se montre peu optimiste à cet égard. « Espérer que les petites exploitations prennent le pas sur les grandes cultures céréalières est peu réaliste. Cela creuserait significativement le déficit de la balance commerciale de la France. Les pouvoirs publics n’encourageront pas une délocalisation de la céréaliculture, c’est l’un des derniers secteurs sur lesquels nous sommes compétitifs. »
La question du lien entre les villes et leurs territoires est centrale dans la structuration d’un système alimentaire plus durable. «Il faudrait réinventer une relation de nature politique, mais une équilibrée, estime Sabine Barles. Pour que les villes ne se comportent pas en prédatrices des terres qui les entourent».
Nolwenn Jaumouillé