L’économie libère-t-elle l’Homme ?

L’économie est tout, sauf  isolée et fermée. Les chercheurs la confrontent de plus en plus avec d’autres sciences (sociologie, psychologie, chimie, etc), et même la philosophie. Alors, que pensent les économistes des « Mutations du capitalisme depuis 50 ans », thème d’une des dernières conférences des Jéco ?

Pour Jean Fourastié, économiste du XXe siècle et inventeur du terme « les Trente glorieuses« , l’histoire de nos sociétés se divise en trois étapes majeures. La première phase est celle où l’Homme a travaillé la terre, durant 10 000 ans, de la révolution agricole où l’espèce humaine est devenue sédentaire jusqu’à la révolution industrielle. Cette dernière marque la seconde époque historique, où l’Homme ne travaille plus la terre mais la matière. Elle ne durera elle que 200 ans, avant de donner naissance à la société de services, où l’Homme travaille enfin pour lui-même, en développant l’éducation, les soins, la santé, etc.

Toute cette évolution historique vise selon l’économiste à libérer le travail des hommes des contraintes physiques. On peut même selon Daniel Cohen, professeur à l’ENS, remonter jusqu’à l’idéal du siècle des Lumières, celle d’une société autonome et libre. Or, l’évolution économique, censée   libérer l’Homme du fardeau du travail, la ralentirait au contraire parfois.

C’est notamment le cas de la révolution industrielle, qui, selon Daniel Cohen, a servi et desservi à la fois les idéaux des Lumières. « D’une certaine manière, la révolution industrielle a permis la mise à l’écart du divin, explique le professeur. Ce n’est plus le religieux qui domine, mais la matière travaillée et transformée. L’ingénieur devient alors le nouveau prêtre. » La machine à vapeur aurait donc tué Dieu un siècle avant Nietzsche, mais elle n’aurait pas pour autant libéré l’Homme. Au contraire, elle n’aurait fait que remplacer une domination, celle des églises, par une autre, celle de l’industrie. La société horizontale et libre souhaitée par les Lumières aurait donc été reportée à des temps indéfinis par cette révolution de la matière et non de l’idée. La société industrielle reste hiérarchique et horizontale, le prolétariat se contentant de remplacer le servage d’antan.

La fin de ce modèle et l’affirmation d’une société post-industrielle, basée sur les services, a-t-elle enfin libéré l’Homme, 300 ans après que les Lumières l’ont souhaité ? Là aussi, le progrès semble avoir un goût amer pour l’Homme selon Daniel Cohen :  « Certes, l’idéal d’autonomie et de créativité s’est accomplie. Mais il s’est réalisé de façon pernicieuse. Ce qui aurait du être une invitation à la liberté, s’est transformée en exigence. Il faut être créatif, sortir de la routine, accomplir des tâches exceptionnelles. L’idéal d’émancipation est devenue une obligation, lui faisant perdre tout son sens. »

La société idéale des Lumières attendra donc encore avant d’émerger. Quant à savoir si elle finira par voir le jour, Daniel Cohen botte en touche: « Les sciences économiques ont déjà du mal à prévoir le cours de la Bourse du lendemain. Alors, pouvoir dire si une société utopiste succédera à la notre… Cela restera un mystère jusqu’à ce que ce jour arrive… ou pas. »

Jean-Loup Delmas