
Co-auteur d’une tribune dans Le Monde pour alerter sur la destruction du patrimoine ukrainien, Maxime Forest travaille comme maître de conférence à Sciences Po Paris. Il décrypte la stratégie russe de destruction de l’identité ukrainienne par la campagne de bombardement des villes.
Depuis plusieurs mois, la Russie détruit massivement le tissu urbain de l’Ukraine. Dans quel but ?
Maxime Forest : “Il n’y a pas de visée précise. La Russie a de grandes difficultés militaires pour cibler quoi que ce soit de manière précise. Ses options sont alors soit, de ne rien viser du tout, soit d’adopter une doctrine militaire de destruction à large spectre. Une technique dont elle a déjà fait usage en Tchétchénie, mais aussi en Syrie, en soutien au régime de Bachar Al-Assad. C’est la manière dont elle fait la guerre.
Détruire l’urbanisme ukrainien est aussi détruire l’identité nationale et collective de la population. L’immense majorité des bâtiments ont été construits dans la période bolchéviques et soviétiques, ils constituent le tissu de la vie quotidienne des Ukrainiens, ce qui les lie. En faisant en sorte qu’il n’y ait plus rien, les Russes cherchent à créer la terreur et la volonté de résister. S’il n’y a plus rien à défendre, il n’y a plus de résistance.”
Quels lieux emblématiques ont été visés par les bombardements russes ?
MF : “Les lieux les plus emblématiques sont évités par les Russes. Ils préfèrent s’attaquer à des bâtiments qui font partie de l’histoire des Ukrainiens. A Kharkiv, le Palais des employés du chemin de fer a été entièrement détruit et ne pourra pas être reconstruit, avec ses fresques et ses céramiques magnifiques. Un bâtiment d’architecture constructiviste qui a une valeur esthétique et patrimoniale mais qui n’est pas reconnu à l’internationale. Le but est vraiment de cibler des lieux récents, qui font partie du patrimoine visuel et citoyen.”
A partir de quelles sources, est-il possible de suivre l’étendu des destructions ?
MF : “C’est très parcellaire. Les évaluations sont majoritairement en pourcentage ou en volume des décombres. Mais pendant les guerres, on ne sait jamais ce qui est détruit, on ne peut faire que des évaluations. Au-delà des destructions liées au conflit, il y a aussi une tendance en Ukraine à la démolition de bâtiments. Une proposition de loi est étudiée en ce moment au Parlement ukrainien pour permettre de ne plus rien protéger « patrimonialement » en Ukraine. Tout pourrait être détruit et reconstruit de cette manière après la guerre. Déjà, avant la guerre, beaucoup d’Ukrainiens s’opposaient à cette proposition de loi. Il existe même des comptes Instagram, comme @ukrainianmodernism qui documentent ce qui est détruit, surtout les bâtiments les plus ordinaires, qui font les villes : les logements collectifs, les piscines, les centres culturels… Ils suivent les destructions de guerre, avec photos à l’appui. Des destructions qui, précisons-le, sont des crimes de guerre, car ce sont des bâtiments civils et non militaires.”

Lors de la conférence bilatérale pour l’Ukraine à Paris, mardi, un milliard d’euros ont été récoltés pour la reconstruction du pays. Ces fonds seront-ils suffisants ?
MF : “Reconstruire coûte plus cher que détruire. Mais ça, on ne le sait qu’après la guerre. Avant d’estimer les fonds nécessaires, il faut se poser la question du type de reconstruction et du public qu’elle concerne. Prendre en compte les voix des activistes anti-corruption, de la population et des militants du climat. Les Ukrainiens doivent apporter de la modernité dans tous les domaines : social, environnemental, patrimonial… Autrement, on reconstruira mal, de manière frauduleuse et certains en tireront avantage et ce ne seront pas les populations locales. »
Propos recueillis par Juliette Soulignac et Juliette Pommier